Clamores silentii
Clairvaux, onzième festival de musique Ombres et Lumières.
Festival amputé d'un tiers, réduit à quatre concerts en deux jours, budget oblige ; jamais l'argent n'aura autant envahi les esprits qu'en cette époque de pénurie et donc d'économies à tous les niveaux et dans tous les domaines...
L'approche du lieu choisi par Saint Bernard pour fonder son abbaye est toujours aussi riche en émotions intenses.
Site cultivé conquis au sauvage, espace de lumière prisonnière enserrée en ses murs eux mêmes ceints de forêts, vous donnez le vertige de tant apprivoiser ou retenir en cercles concentriques le mirage de la liberté.
Les bâtiments, soit disparus comme l'église abbatiale qui servit de carrière pour ériger de nouveaux murs et remplacée par les bâtiments pénitentiaires modernes, soit avilis par leur destination à la détention, et passant ainsi de la vocation à l'affectation, résonnent encore des clameurs du silence, comme un dépassement du monde trop étroit pour les aspirations de l'âme, comme la terrible malédiction d'un irrévocable enferment.
"Ce soir, à ma fenêtre,
Je lève la tête et j'aperçois,
Dans le ciel
Une étoile te ressemblant..."
Dumé
Parole est donnée aux reclus, de Dumé l'anonyme, dont l'espérance obstinée sourd de l'ombre, je cueille ces quelques mots pour ouvrir ce voyage en musique par la grâce du refus des renoncements.
Délicat et enjoué est le menu que nous propose le quatuor de clarinettes au nom malicieux Les anches hantées, qui se prête à tant de jeux de mots.
Savoureux est le cocktail qui bouscule genres et époques dans de surprenants arrangements ; j'avoue n'avoir jamais pensé jusqu'alors qu'un ensemble uniquement constitué de cet instrument puisse être autre chose qu'une expérience intéressante et, disons-le, marginale ; manque de culture musicale me direz-vous et à juste titre, mais dieux qu'il est délectable de découvrir un rivage insoupçonné.
De ces jeunes talents je retiendrai avant tout l'impression d'aisance et de légèreté qu'ils donnent et qui ne peut être que le fruit d'un travail acharné pour arriver à si bien maîtriser l'instrument.
Offrir de la beauté au mépris de l'effort, chanter l'espoir faisant fi des barreaux, voilà deux leçons de vraie élégance.
"Cette nuit-là, dans la cité des âmes perdues,je me souviens encore de ce passage avant l'aube où le rossignol chantonnait une musique mélodieuse au trésor et à la beauté de la nuit calme"
Régis
L'ensemble vocal Sequenza 9.3 dirigée par l'énergique et expressive Catherine Simonpietri, accompagné ou non du basson ou du piano ou encore des deux instruments, avait déja donné toute la mesure de son talent lors du dixième festival, c'est donc avec plaisir que nous le retrouvons et notre attente ne sera pas déçue, sa prestation dramatique et intense donne voix aux emmurés dont les paroles mises en musique par Philippe Hersant, ce grand humble qui sait si bien se mettre au service des poètes de l'ombre, m'inspirera, comme une révélation, le titre en oxymore de ce billet.
Henri Dutilleux, le compositeur à l'esprit libre qui ne s'encombrait d'aucune convention et descendu au tombeau en 2013 au terme d'une belle vie de quatre-vingt-dix-sept ans revient nous faire un nostalgique clin d'oeil avec un duo pour piano et basson aux couleurs poétiquement automnales.
Le programme, tanguant entre ténèbres et aspirations créé une atmosphère de tension, d'attente douloureuse d'improbables rémissions où noirs et blancs se côtoient, s'attirent, s'affrontent, se repoussent et se diluent en gris de cendres et d'aubes blafardes.
Les aïkus de Takedo regroupés sous le vocable Kitoo illustrent parfaitement ce voyage intérieur qui mène de la nuit des geôles à la clarté de la vie retrouvée, je regrette la banalisation outrancière de l'expression "voyage initiatique" qui si elle n'avait été galvaudé ad nauseam, aurait trouvé ici tout son sens.
"Au crépuscule,
Sur le départ,
Les hirondelles m'oublieront"
Takezo
Les voix de Caroline Marçot et Charles Barbier accompagneront une déambulation silencieuse, quasiment religieuse, parmi les lieux forts de l'abbaye ; leur prosodie semblait exsuder des murs, comme si la pierre restituait les émotions de tous ceux qui depuis bientôt neuf-cents ans ont peuplé ces espaces si chargés.
Un incontestable continuum crée une chaîne d'espoirs et de douleurs à travers les siècles qui se sont succédés en ce lieu des mémoires, Hildegard von Bingen en tant qu'abbesse bénédictine trouve sa place ici tout naturellement et, avec l'évocation des Espagnes, redit l'internationalité de la règle.
Un temps fort sera la plainte de Djamila Boupacha criée à transpercer l'âme par Caroline Marçot repliée sur elle-même dans une des fameuses "cages à poules", nous convainquant, si besoin était de l'universalité intemporelle des affres de la privation de liberté.
Petite anecdote : Le début de la promenade se fit au son de deux drôles de petits instruments colorés dont je demandai le nom à Charles Barbier qui, du coup, m'instruisit longuement sur le mirliton, j'identifiai ainsi ce curieux petit objet en os trouvé dans un coin de la vieille maison de campagne et qui m'avait toujours intrigué.
"Je songe à m'effacer et à t'abandonner à ce silence des âmes perdues"
Franck
"Musica callada" musique tue, musique silencieuse, musique au-delà des sons, je ne sais quel sens donner à ce titre tellement les langues ont un génie propre... Mais le mot me plaît et s'accorde à merveille avec les clameurs du silence.
Musica callada, ce cantique spirituel dédié à saint Jean de la Croix prisonnier à Tolède prouve avec quelle volonté d'adéquation aux lieux Jean-François Heisser a choisi son répertoire. L'évocation de l'Espagne obéit aussi à cette exigence de contrastes entre soleils brûlants et ombres abyssales, liturgie des arènes striée des balafres crues et précises de sol y sombra.
Coloquio en la reja, entretien à la grille, la grille conventuelle, détention de Saint Jean de la Croix, la boucle est bouclée, les deux enfermements s'invitent toujours à Clairvaux.
"Quelques mots couchés
Sur du papier...
Juste pour oublier"
Takedo
Mais l'oubli, permettez-moi Takedo de vous le dire, ne se peut tout à fait tant qu'il reste du papier ou des pierres, ou tout simplement des mémoires, vos écrits nés des pierres de Clairvaux font désormais partie de son histoire, et vous vous êtes définitivement invité en nos mémoires.
Tout peut renaître, Takedo, et tout peut se reconstruire, d'ailleurs voyez, en ce drôle de lieu partagé entre deux ministères, celui de la Justice et celui de la Culture et que vous habitez malgré vous, sous la houlette de Jean-François Leroux, de grands efforts sont faits pour réhabiliter ces lieux d'histoire, l'histoire de ces lieux.
Après la magnifique restauration du bâtiment des convers c'est au tour du théâtral réfectoire des abbés de revenir à la vie ; les vertus sauvegardées (ici éditées en cartes postales) vont retrouver les ovales des boiseries tout comme au temps de la splendeur des abbés.
Tout est possible Takedo...
P.S. N'ayant pas voulu surcharger le texte je n'ai pas cité tous les artistes qui ont fait de ce festival un si remarquable événement, il eût été déplacé dans ce contexte que je m'étende sur les contacts personnels tellement riches, mais cliquez sur les photographies, les programmes s'afficheront dans une résolution parfaitement lisible et vous saurez ainsi les noms de tous ceux à qui j'adresse, avec mes vives félicitations, mes remerciements émus.