Charmes des quatre saisons
Je ne saurais vivre dans une maison sans histoire.
Il s'établit entre les murs et nous d'incessants dialogues car les maisons qui ont vécu ont une âme.
Telle balafre du papier peint est le contour de la carte d'un continent inconnu et les griffures de cette latte du parquet dessinent un monstre à la cruauté menaçante domestiquée par l’habitude.
Les cicatrices des maisons sont des images fidèles, des compagnes de tous les jours, bien plus vivantes que les visions fugaces et protéiformes que nous dispensent les nuages.
Ce pourquoi je me suis enraciné dans cette grande maison des bois à Charmes en l’Angle.
De cette bulle hors du temps, je viens vous dire les variations tout au long des fuites du Temps.
PRINTEMPS
Mars, le printemps n'est encore pas là mais l'hiver n'est plus déjà, les premières primevères, écloses une quinzaine de jours après les perce-neiges, confirment le renouveau.
Les premiers jours du mois se rebellent opiniâtrement contre les longues semaines où ondées et brumes ont brouillé les horizons et étouffé tout espoir de douceur, mais soudain, en ce matin inattendu, irisée de rosée et frémissante de lumières tremblantes, la terre secoue ses torpeurs et s'épanouit en sourires de début de monde.
La grande chambre d’angle, calfeutrée tout l’hiver, ouvre enfin ses persiennes sur la scène des cycles nouveaux ; descendu au rez-de-chaussée, je me réjouis du grand coup de langue dont l'astre, qui asseoit désormais son empire, gratifie le petit salon.
Souverain, le disque solaire asseoit son empire, tout lui est soumis ; pas la moindre petite bise ne vient rafraîchir la tiédeur printanière, dépouillés encore, les arbres ont l'air presque incongrus dans leur nudité, encore que quelques légers soupçons de vert flottant disent qu'ils songent enfin à se vêtir.
Libérés, les chiens de la maison, s’élancent bruyamment, mais, freinés dans leur impatience par un rappel à l'ordre, marquent une pause avant de courir vers notre rivière, le Blaiseron, où ils se désaltèreront longuement, obéissants mais pas vraiment soumis..
Présent d'un printemps annoncé, trois lapereaux de velours nous sont venus, ils ne finiront pas, eux, en gibelotte ou à la moutarde, trop petits pour la casserole encore qu'un peu grandets pour des nains. Nous garderons le tendre Honey et ferons la promotion des autres en tant qu'animaux de compagnie.
Poursuivons notre déambulation sans autre but que de goûter un temps d'abandon aux choses ; un petit retour en arrière a pour but de vérifier dans la serre si les jeunes pousses d'épinards pourront bientôt garnir nos assiettes en savoureuses salades.
Partout au sol, humbles et éclatantes, les fleurs dites sauvages, véritables présents de la nature, ainsi que certaines espèces cultivées, mêlent leurs accords en chants de grâces au temps des bonheurs simples.
Au pied du noyer penché comme un Narcisse sur le miroir de l'eau, la délicate palette des des primevères, violettes et ficaires dessine un tapis à la douce polychromie sur lequel, nul, même elfe, ne s'aviserait à poser le pied.
Le printemps vient toujours avec un certain retard à Charmes, c'est l'est, là où la Champagne avance résolument vers les Vosges, de plus, la maison et le parc sont en creux, lovés dans cette vallée du Blaiseron dont les eaux endiguées donnaient vie aux forges désormais disparues.
Fidèles à leur rendez-vous annuel, convergeant de kilomètres à la ronde, les crapauds s'adonnent à leurs immondes accouplements transformant la pièce d'eau en lupanar. les batraciens s'accouplent à deux ou à plusieurs en de répugnants magmas disant la lutte ancestrale pour perpétuer l'espèce
Frileuses les coroles du tulipier du Japon, commencent à peine à s'ouvrir alors que partout ailleurs, franchement épanouies, elles sourient aux soleils du renouveau.
De l’autre côté de l’étang, les saules pleureurs voilent d’un vert naissant la façade, le coup d’envoi est donné, le printemps s’affirme chaque jour davantage, les frondaisons sourient de toute la tendresse de leurs verts sur un ciel de plus en plus bleu.
Résolument, nous allons vers l’été...
ÉTÉ
La touffeur s'est enfin emparée de juin au cinquième jour de sa course et c'est sans regret que nous disons adieu à mai, ainsi un soir, le ciel encore mouillé s'empourpre d'un soleil déclinant fardant d'un rose presque irréel la façade de la vieille maison.
Instant de grâce.
Toutes d'élégance discrète, les fragrances si particulières des pivoines s'insinuent dans l'atmosphère du salon et, presque timidement, mais résolument, embaument la vaste pièce s'imposant tout en douceur dans une prise de possession consentie, avant de mourir dans l’abandon fastueux de leurs pétales pourpres.
Tempus fugit, certitude vieille comme le monde, antienne obsédante ancrée dans le dérisoire de nos jours quel que soit notre degré de conscience, quelle que soit la force avec laquelle nous agitons les hochets de nos semblants de certitudes ou de croyances.
Les cycles nous bercent, les échéances nous réveillent.
Une échéance est célébrée dans l'orangerie, devenue vaste salle de réception, en ce dix-neuf juillet, une échéance de plus dans le décompte à rebours qui commence dès le premier vagissement.
La soirée est belle, les sourires amis exaltés par les bulles traditionnelles éclaireront sous le masque de l'allégresse un futur peau de chagrin, un passé qui s'estompe. Nul n'est dupe, nous faisons tous semblant, aidés en cela par la diffuse écharpe d'affection qui nous unit dans un même amour, dans un même sort aussi. Je n’aime plus mes anniversaires.
Midi roi des étés épandu sur la plaine...
Dans la perspective qui commence où finit mon espace, se profile, irréel dans le tremblement de l'air, le clocher de Brachay, le village voisin, qui me remet en mémoire ces vers de Lecomte de Lisle.
Cette saison de lumière vive sera toujours "la mienne", la caresse-morsure de l'astre-roi m'est toujours grand bonheur.
Les langueurs estivales et ses abandons torpides sont mon élément où, loin d'être somnolent, mon esprit se meut dans la plus parfaite aisance.
L'hiver me recroqueville, l'été m'exalte.
Sur l’étang, la barque se fait moins légère, les rames s'empêtrant dans les chevelures virides des vouyvres et autres elfes des eaux.
Les nymphéas, à moins que la voracité des ragondins ne se régale de leurs corolles de porcelaine, enchantent les eaux sillonnées de carpes scintillantes.
Et les heures s'égrènent, les jours glissent inexorablement, des papillons entrent dans la maison, volètent, tombent au sol et, après quelques battements saccadés tels des éventails de geisha, finissent par s'immobiliser, ailes ouvertes, révélant des délicatesses éblouissantes au point d'abolir le drame de la mort.
Vient enfin septembre et ses lumières obliques, les journées sont encore « belles » mais les jours raccourcissent et le soleil est moins ardent, l’été se meurt…
AUTOMNE
Octobre, mois des brumes, des vapeurs rampantes au-dessus des étangs et des cours d'eau, mort programmée des fleurs et agonie des feuillages en marcescences de somptueux Arlequins.
Mais, soudain, un "été indien"... S'il n'était la rousseur resplendissante de la canopée, le nonchaloir de nos chaises-longues, pas encore remisées, nous enivreraient des abandons lézardiens du plus beau des juillets.
Les bouquets de la maison chantent de toutes leurs fleurs mises en vedette par l'irruption du soleil.
Altières et corsetées, distinguées et inodores, ces femmes du monde que sont les roses de fleuriste dressées à charmer dans la plus parfaite des neutralités décoratives se haussent du col flattées par les premières invasions de la lumière, les hortensias dont la saison avancée a mis un frein à la progression de leurs fards roses s'abandonnent en soupirs fastueux de crinolines chatoyantes ; pendant ce temps les capucines à l'insolente ténuité se gorgent des clartés diffuses qu'elles revoient en dards de feu.
L'orient en ce début de journée filtre ses rayons encore obliques à travers le balancement mouvant du rideau des feuilles du saule qui en oublie de pleurer sous la caresse tiède de la brise.
Cependant la vigne vierge, elle, annonce par le faste de ses rougeoiements l'inéluctabilité de sa mort prochaine.
Sous le bleu anachronique de ce ciel d'automne les menaces paraissent improbables.
Dans l'orangerie, en cette fin de journée, les longues ombres obliques disent la fin d'un état de grâce.
Aujourd'hui, le gris du ciel ocellé du tourbillon désordonné de la valse des feuilles mortes nous redit brutalement la fin du rêve.
Retour à la normale...
Automne, la chasse est ouverte, les forêts autour de la petite vallée du Blaiseron retentissent des vociférations des hommes-fusils, avec en contrepoint, les aboiements névrotiques de leurs chiens...
Nous avons du mal à contenir la fougue de nos chiens sollicités par la fièvre contagieuse qui vient troubler la sérénité de la maison au creux des forêts.
Les promenades en forêt, pour plusieurs mois, relèveront d’un parcours de l’extrême.
A cette mort programmée par l'homme prédateur répond la marche vers l'assoupissement de la Nature qui, peu à peu, amène le paysage vers la phase ultime de l'épure graphique du squelette de ses branches dénudées.
La Nature se meurt parée d’éclatantes parures, défi suprême d'une mort inéluctable, marche vers l'anéantissement paré des orfrois, des velours et des satins des robes du dernier bal
Comme un blasphème muet, le monde végétal s'insurge contre les arrêts d'un divin dont la signification lui échappe en s'acheminant avec superbe et détachement vers l'anéantissement ; bien avant que sa tunique ne soit jouée aux dés, les jeux étaient faits.
HIVER
Décembre, la nuit est tombée très tôt. Les arbres immémoriaux, enveloppés d'insondable, se sont repliés sur les secrets dont ils sont dépositaires.
Il faut écouter les arbres, ils peuvent vous dire aussi les temps révolus, les allègres vanités qui ont bâti cette maison de maître des forges pompeusement nommée château, les réceptions qui ont dû faire vibrer l'air de musique et de lumières du temps des splendeurs d'antan, toutes les palettes des émotions heureuses et malheureuses qui ont imbibé ses murs au point de leur avoir donné une âme.
Ne restent que les vieux arbres pour témoigner de tout celà. Me feront'ils aussi une place dans leur mémoire ? M'insérerai-je dans ce continuum ?
Janvier, agapes d’amitié honorées du méticuleux ordonnancement de la table, scintillement de porcelaines et de cristaux, raffinements victimes sacrificielles offertes aux désordres de la fête.
Une nouvelle année s'est installée, encore un de ces jalons du relatif qui se sont instaurés en rites immémoriaux et ont tissé le fil des jours, bon an mal an, de nos enchantements et de nos déceptions, de nos courages et de nos abattements, brodant de noir, de gris ou de couleurs les cycles du Temps, qui, lui, n'en a cure et poursuit, imperturbable, son cours d'indifférence.
Janvier qui débute si suavement et qui soudain se met soudain à mordre et à pincer ; les jours, cependant, timidement s'allongent et les matins, plus précoces filtrent à travers les persiennes en pâles caresses sur les objets familiers.
Pourtant, un matin, les lumières changent plus vite que le temps qu'il ne faut pour les capturer, une symphonie discordante de glace et de sang s'imposait en aube aux lueurs inquiétantes de l'autre côté de l'étang, il est des naissances évocatrices d'enfers ; mais un soleil froid s'empare de la scène, dissipe les tentations de cauchemars et offre aux lieux le calme de son miroir ondulé aux vagues friselis nés du souffle d'une bise coupante.
Quelques minutes plus tard Râ met en scène les bâtiments des dépendances sur fond de croupe encore verglacée, le ciel est d'une pureté implacable comme une lame de rasoir, la voûte étoilée de la nuit passée n'avait pas menti : la journée s'annonce glorieuse.
La bise s'est calmée, on éprouverait presque une sensation d'indécise tiédeur, en franchissant les limites de l'ombre, les arbres se mirent sur la surface liquide redevenue étale et le vieux cyprès chauve en profite pour s'assurer des riches parures d'absinthe offertes par ses mousses.
Hiver de Grand Est froid, très froid, mais souvent le soleil, complice du gel, rit de tous ses éclats glacés.
Les rayons obliques de fin de matinée n'arrivent pas à verdir l'étendue herbeuse mais chantent sur le sol des contrastes de feuilles rousses et d'herbes saupoudrées ; les ombres portées des arbres zèbrent la prairie entre étang et boqueteau et les feuilles mortes des charmes s'ourlent de délicats festons de glace.
L'hiver est encore là, comme l'attestent les branches nues de certains arbres encore parées de gui, mais le renouveau s'annonce, dans l'étang un jeune brochet désenvasé commence déjà ses longues attentes prédatrices.
Insoucieuses du possible retour des rigueurs hivernales, les végétations aquatiques, filles de l'eau et de la lumière tapissent les fonds vaseux de leur imprudente luxuriance, les guirlandes vrillées des chatons de noisetiers ont les grâces tremblantes des ornements de coiffure des maïko de Kyoto et l'émergence des iris d'eau, hésitantes entre hardiesse et précaution nous promettent de prochaines efflorescences d'or.
Du haut de sa tour Sœur Anne, sûrement, peut déjà voir un arbre précoce qui verdoie…