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Le blog de HP
9 décembre 2020

POSSESSIONS

Tierney (3)

Elle s’appelait, ou s’appelle, je ne sais, Lola ;  je crois bien, mais où ? Je ne sais plus.
Ailleurs elle porta le prénom d’Oriane et apparut, encore ailleurs, en tant que Marie ou bien Sylvaine à moins que ce ne fût Clotilde ou Marjolaine.

En sandales de corde, ses boucles blondes dansant aux grés des vents, elle imprimait en creux sur le sable, comme une caresse, l’empreinte aérienne et  gracile de son pied d’elfe, la souplesse de son corps auréolée de la vapeur mouvante de son ample robe de coton avait quelque chose d’une apparition.  
Ou alors, moulée dans l’exactitude implacable d’un fourreau de satin grenat, le chignon maintenu par une résille perlée, arrogante et altière, elle torturait cruellement, avec une indifférence parfaite, de la hauteur improbable de ses talons acérés comme des armes, l’Orient des tapis de soie.

Tierney (1)Mais sous quelque latitude que ce soit, l’étrangeté de son œil était invariable, la profondeur de son velours mauve scintillait d’éclats d’absinthe que je n’ai jamais revus ailleurs. Éclairs d’orages allumant des incendies infernaux dans la matité sourde de l’abysse nocturne.

Tierney (2)

 

 

 

 

J’en parle au passé parce que son présent m’échappe, mais j’ai la certitude qu’un jour, elle reviendra, prédatrice fatale, s’emparer et de l’âme et du corps de Jean, d’un autre Jean ; elle réduit à néant l’identité  de ses proies dans le déploiement baroque de ses multiples avatars.

Jean, le Jean que j’ai connu, menait la vie d’un Jean comme il en est tant. Études honorables et carrière prometteuse, ses vingt ans s’apprêtaient à basculer en trente.
Les jours du jeune homme s’écoulaient dans la quiétude cossue d’un appartement haussmannien du  boulevard Malesherbes ; son père décédé dans la force de l’âge laissa sa famille dans une aisance plus que confortable. Madame Devéga, la mère de Jean, trompait son ennui entre deux visites et la rituelle cadence des dîners, en martelant mécaniquement du Chopin sur le demi-queue du petit salon qui jouxtait sa chambre ; elle aimait Clarisse, la fiancée de son fils unique, mais envisageait avec anxiété le vide qui serait le sien lorsque « le petit » s’établirait.

Si elle avait pu savoir…

Lola, oui, c’était bien Lola à cette époque, je m’en souviens, fit irruption dans ce conformisme si convenu et le dévasta sans même donner l’impression de s’en donner la peine. Comme malgré elle. Ou parce que c’était elle.

Voici comment Jean entra dans l’arène de la passion :

Le jeune homme, en ce samedi ensoleillé, chaussé de souples mocassins, un léger chandail jeté sur ses épaules, sortait d’une exposition du Centre Pompidou ; assez réticent aux expressions d’un art contemporain qu’il ne comprenait toujours pas, il s’appliquait à « faire » quelques manifestations, ne serait-ce que pour ne pas avoir l’air obtus vis-à-vis de ses collègues moins déterminés par un milieu social traditionnel.

Devéga junior s’acheminait vers la fontaine Tinguely-Saint Phalle lorsque son regard, porté vers la gauche, se fixa sur une consommatrice, magnifique figure féminine, abstraite en elle-même et qui le bouleversa.
Une jupe ample comme un coquelicot dont elle avait la couleur, un corsage bleu gitane échancré sur une gorge nacrée, le soleil donnant des reflets de cuivre à l’or des cheveux, fastueuse et flirtant en toute connaissance de cause, avec une vulgarité assumée ; Lola aspirait au moyen d’une paille courbe un breuvage coloré saturé de glaçons.

Un regard aimante t-il un autre regard lorsqu’il provoque une émotion aussi intense ? Ou bien l’indifférence de chatte aux aguets de la femme était-elle feinte ? A moins que, tout simplement le hasard…
Lola, avec la détente inexorable d’un serpent darda ses prunelles dans celles de son admirateur sidéré. Un sourire total, déterminé et incendiaire fut la banderille qui tua la volonté d’un cœur anéanti et l’estocade qui fit à jamais sortir Clarisse des pensées de son fiancé.

Elle avançait vers sa victime d’une démarche cadencée comme un métronome dont nul ne pourrait arrêter le balancier, la bouche fardée de sang glacé souriait toujours, découvrant la brillante dureté carnassière des dents de la vampiresse.
Une main irrésistible se saisit de la mollesse pantelante d’une autre main et entraîna son propriétaire vers un ailleurs dont il ne reviendrait pas.

Le sort de Jean était scellé.

Un loft almodovarien ; des canapés en forme de lèvres et des fleurs en matière plastique partout, sur les murs des chromos de madones coiffées de tiares d’impératrice et aux cœurs percés d’épées à la garde brillante de strass. Les châles fleuris aux longues franges qui faisaient office de rideaux, une fois tirés, transformèrent l’espace en un kaléidoscope mouvant d’ombres indécises mourant au seuil des taches de douces lumières tamisées.
Comme le palais d’une Armide kitsch. 

Sur la couche au ras du sol aucune joute ne se joua, les enlacements et les abandons se jouèrent longuement, sur le mode continu et sans heurts des enroulements et des reptations.
L’homme, avait abdiqué toute volition et se dissolvait dans les désordres des draps pour, ensuite, ré-émerger entre les bras tendres, éblouissants et irrésistibles de la femme. Les ondoiements de la sirène jouaient avec une facilité déconcertante sur l’abandon béat du corps privé de réaction d’un homme anesthésié par la torpeur languide des voluptés  de non retour, il semblait se vider de toute substance, de toute volonté, de toute vie propre.

On n’a jamais revu Jean, comme si la terre l’avait avalé ou comme s’il s’était dissous dans l’éther.
Lola a quitté Paris laissant dans son appartement quelques vêtements d’homme comme ce chandail de souple cachemire vert ; des habits, rien que des habits, mais encore vibrants du souvenir d’un corps qui y avait palpité.
En revanche, en partant, la femme était différente, quelque chose d’un sourire d’homme flottait autour d’elle, elle se mit à fumer et le geste de sa main était en tous points identiques à celui  de Jean  lorsqu’il allumait, entre deux extases, une cigarette blonde ; il y avait aussi dans le regard de Lola une curiosité nouvelle, des appétits autres et des interrogations différentes. Elle se déprit des brinborions « postmodernes »  et se mit à aimer la délicatesse équilibrée des fauteuils Louis XVI.

Jamais plus personne n’a croisé Lola à Paris, elle doit parcourir les villes, toujours pareille, toujours changeante, à Madrid à la recherche de Juan ou à New-York pour un John ; il se dit aussi, qu’à Linz, un Johann aurait mystérieusement disparu.
Sous  l’empire de quel prénom va un Giovanni à sa perte ?
Eva ? Marlène ? Que sais-je encore…

Ils ont tous disparu à jamais et sans laisser de trace autre que celle de certaines variations dans le comportement ou le goût de celle que nul ne connaît.

Rita

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Commentaires
H
Merci tant ma chère Laura de cette belle lecture, riche et si humaine.<br /> <br /> A ton image...
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L
Pauvre Jean qui s'étourdit et se perd, pauvre maman qui perd la fiancé de son fils adulé, pauvre Clarisse qui ne comprend pas l'abandon de son promis...<br /> <br /> Et Lola?...<br /> <br /> Pauvre Lola sans attaches ni terre-mère, pauvre Lola à la recherche incessante, infinie du grand Amour.<br /> <br /> Merci Henri-Pierre chéri pour cette évasion féconde de rêves.
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H
Merci, ma chère Eva, et touché par cette co-incidence.<br /> <br /> Cet écrit que j'ai un peu réactualisé fut écrit il y a longtemps, à l'époque où le centre Pompidou était "incontournable" et que chez les "décalés" les films d'Almodovar donnaient le ton à la décoration.<br /> <br /> Mais, oui, je pense que Lola doit de ci de là sévir encore
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E
Fascinant mon H.P. !... Tu as décrit une personne mystérieuse que je lis parfois sur Wordpress... une belle oisive et cultivée, qui voyage parfois... et se raconte en pays de mélancolie...
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H
« Il semblait se vider de toute substance, de toute volonté, de toute vie propre. » Quel splendide raccourci.
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