Écriture. Cigognes et évanescences
Quelle est la raison d'écrire ?
Les raisons sont multiples et, selon les circonstances, sujettes à variations. Chacun a d'ailleurs sa propre idée là-dessus, et, le papier n'ayant jamais refusé l'encre, pas plus que le clavier les doigts, les écrits plus ou moins alambiqués, majoritairement injurieux quant à la syntaxe et assassins quant à l'orthographe, inondent les réseaux sociaux à l'heure où tout un chacun s'érige en détenteur de l'absolue vérité ; sont entrés en scène les véritables pourfendeurs du débat et les vestales du feu de la violence inquisitoriale.
Je me suis souvent interrogé, moi le scribouilleur en pointillé, sur les raisons qui m'amènent à prendre la plume ; je vous épargnerai les diverses platitudes qui me sont venues à l'esprit, j'ai tout de même un ego à bichonner.
En revanche, à Marrakech, une exposition "Marrakech : lieux évanescents" qui se tient à Dar Belhadj me semble apporter un possible éclairage à l'appel à écrire.
Le ton est donné par cette approche de Yassin Adnan qui illustre mon incipit.
L'exposition est née d'un livre, un ouvrage collectif d'écrivains d'expression française à Marrakech sous la houlette de Yassin Adnan, trente-trois auteurs grâce auxquels on peut se réjouir de constater que notre langue participe toujours du bagage de l'héritage culturel au Royaume chérifien.
Dar Belhadj étant le musée de la photographie, il est donc venu aux organisateurs d'associer aux textes les illustrations appartenant au fonds de l'établissement ; à la mémoire écrite s'est donc associée la mémoire visuelle pour faire revivre un passé pas si lointain que ça, j'en ai connu, dans ma jeunesse, la queue de la comète.
Le peuple de Marrakech, les Marrakchi, participe d'un curieux mélange de joie de vivre et d'indolence, un "aristocratique nonchaloir", un goût de la fête et du rassemblement dont l'emblématique place J'maa el Fnaa en donne la preuve irréfutable, cet espace qui, malgré l'indiscrète invasion touristique, reste l'épicentre de la sociabilité populaire ; conteurs, musiciens et bonimenteurs captivent les foules en cercles humains, les halka, au centre duquel l'histrion enturbanné n'officie qu'en arabe dialectal.
Bien sûr, la popularisation de la photographie a fait disparaître des attractions la "boîte à merveilles" autrement dit l'immense stéréoscope qui donnait à admirer, moyennant quelques piécettes, les splendeurs et les curiosités de ce vaste monde ; ainsi c'est par l'exposition de cette fenêtre sur les rêves que commence le parcours.
Suit l'hommage émouvant, par Salah Benjkan, du photographe El Mesbahi Moulay Hassan (1965-1995) mort à la fleur de l'âge, et dont l'oeuvre, en couleurs, a immortalisé un Maroc à la croisée de la tradition et du modernisme, dans un style expressif et recueilli.
L'écrivain cite la confidence que lui avait faite le photographe "... l'objet est pour moi le tremplin de l'imagination... à partir de lui, je tâche de proposer une nouvelle vision des choses, plus vraie que le vrai..." et de conclure : "je crois que la fin des artistes n'existe pas. Ils tracent leur passage dans la vie souverainement"
En principe, et selon les caprices de la technique, un click sur la vignette devrait vous permettre de voir le texte dans sa totalité encore que le premier paragraphe soit opacifié par une erreur d'impression.
Dar Belhadj, la "maison des cigognes"...
Oui, le patio mauresque que nous découvrons maintenant, épicentre de cette maison, magnifiquement restaurée au demeurant, appartint à la fin du XIXe siècle à un riche amoureux des cigognes, vous n'ignorez pas que bien des minarets et plusieurs murailles de notre ville sont sommés d'immenses nids de cigognes, qui fit de sa demeure un hôpital pour les volatiles blessés afin de les soigner et les rendre à la vie "sauvage".
J'aime assez que ce lieu qui restaure l'histoire d'une mémoire en perdition ait déjà eu cette vocation de préservation des particularités emblématiques qui ont forgé son identité.
Des sentiments mêlés nous investissent lors de ce parcours mémoriel, on ressent une immense nostalgie pour un Marrakech dont la mue, inexorablement, sous les boutoirs de l'affairisme et de la globalisation, étouffe le passé dans une gangue de béton et fausse les proportions du bâti dans une irrésistible propension à se hisser vers les nues ; la médina aux mille terrasses, harmonieuse autrefois, se la joue Manhattan dans sa course à la verticalité. Autre fléau, les cours des anciens palais ou demeures aristocratiques sont couvertes par des bâches qui garantissent de la pluie, certes, mais asphyxient les lieux, et tout cela, au nom du confort des résidents des "maisons d'hôtes" au luxe stéréotypé ou celui de l'appât du gain des bazaristes qui accroissent ainsi considérablement leur surface de stockage et de présentation de leur bric à brac, en jouant sur les stéréotypes d'un Orient fantasmé animant la plupart des touristes qui raffolent de l'effet "caverne d'Ali Baba".
Le texte qui suit, dit en poésie la détresse de Yassin Adnan face à cette irruption de la laideur tapageuse, véritable lèpre de l'âme de la ville qu'il a fait sienne.
J'ai connu Marrakech il y a bien longtemps, et il y a vingt-quatre ans, fait l'acquisition d'un dar ou belle maison traditionnelle restée "dans son jus", il faut dire aussi qu'à l'époque une maison en médina coûtait moins cher qu'une automobile neuve... nous étions, notre petite tribu, les seuls eurpéens du derb, nos enfants jouaient au ballon avec les petits Marocains du quartier, de terrasse en terrasse les femmes s'interpelaient pour s'emprunter du sel ou de l'huile, c'était un vrai lieu de vie que nous aimions avec ferveur, il n'y a plus aujourd'hui une seule famille marocaine autour de nous.
C'est vrai, on ne se crotte plus dans la boue des venelles en terre battue, les pavés protègent et dysneylandisent...
D'autre part, et cette exposition en témoigne, une conscience patrimoniale commence à s'affirmer avec vigueur et conviction, reste à savoir si cela suffira à contenir la pieuvre spéculative.
Mais laissons la parole aux écrivains, je mets à l'honneur ce requiem pour ce qui fut un haut lieu de la vie bohème et intellectuelle de Marrakech jusqu'au mitan des années 1990.
A l'époque du Protectorat, sur une rive de l'incontournable place Jmaa el Fnaa (La Place) s'érigeait le "Café Restaurant de la Nouvelle Ère", après l'indépendance le lieu fut racheté par un Marocain, Monsieur Chagrouni, crois-je, quand soudain, la déflagration du vent de liberté de mai 1968, balaya aussi Marrakech, faisant de ce lieu le rendez-vous obligatoire de tout ce que la ville comptait d'artistes et d'intellectuels, tant et si bien qu'on ne le connaissait que sous le nom de "La Sorbonne".
Mutatis mutandis, au gré des évolutions, en avant ou à reculons, ce café est devenu "l'Argana" victime il y a quelques années d'un attentat terroriste et "refait" à présent flambant neuf.
Nul ne saurait mieux dire cette mutation de "l'esprit de café" qu' Ahmed Belhaj Aït Ouarham :"Aujourd'hui, nous ne nous rendons plus au café pour une étreinte culturelle et intellectuelle, mais pour nous affaler sur nos chaises, étendre nos jambes fatiguées et rongées de l'intérieur, et avaler le silence et le doute".
Ceci dit, on pourrait calquer les propos sur le "Café de Flore" à Paris ou "El cafe de Gijon" à Madrid...
Aziz binebine : "jamais je ne sentis la différence entre Juifs, Musulmans, Arabes, Berbères, colonisés, colons (de nombreux Français habitaient notre derb) ce n'est qu'une fois sorti de ce cocon que j'appris l'existence de la haine et de la sottise"
Brahim Hanai : "Marrakech se conjugue à tous les temps. Et si à prononcer un nom, tous les mots de la langue ad-viennent dans leur virginité ancestrale ?
Marrakech a des mots, des bribes de phrase, des images, des mélodies de visages et des senteurs qui sont là. Marrakech, ce vocable-sésame qui à lui seul dit tous les mots. Car il est des mots justes qui disent tous les mots.
Il faut parfois un juste mot, ce mot, pour dire l'amour quand tous les autres mots ne suffisent pas à le dire. Un vocable pour une ville et une ville pour un vocable... Et la magie est là.
A l'instar de l'Atlantide, une ville émerge pour s'offrir aux artiste photographes qui captent l'instant fugace, l'instant amoureux... Pour s'offrir au plaisir des textes des écrivains dont la plume transcende la mémoire oublieuse.
Car l'oubli n'est pas de ce monde. L'oubli n'est pas marrakchi.
Au tour des images de parler, des images d'un Marrakech, d'un Maroc, dont on assiste depuis quelques décennies à la corrosion, prélude à une fin programmée sur l'autel du lucre ; jeune enseignant, j'étais séduit par l'énergie d'une jeunesse dont, massivement, les femmes rejetaient le voile, en cachette, la majorité de mes élèves se soustrayait aux règles surannées, alors, du ramadan revenu souverainement et, généralement, non seulement observé mais incontesté.
Seules les vieilles personnes portaient le costume traditionnel, les femmes arboraient ces djellabas de coupe masculine qui avaient remplacé le haïk depuis les années 1920 et portaient sur le visage une légère voilette aux transparences enjôleuses, les jeunes, quand elles ne s'habillaient pas à l'occidentale, avaient adapté la coupe de la djellaba à la vie moderne, devenue ainsi une robe à part entière.
Les hidjabs, niqab et autres abayas, tous apportés par la marée islamiste sur la vague des pétro-dollars du Moyen-Orient, et devenus effets de mode, caviardent maintenant, de taches sombres le kaléidoscope bigarré de la fourmilière humaine...
Loin d'être mysonéiste, je pense cependant qu'un retour à certaines normes traditionnelles serait une salutaire réaction contre la déplorable colonisation culturelle.
Merci à nos conteurs, à nos photographes, de fixer l'esprit d'une culture si riche et en détresse, espérons que cette "muséification", soit le conservatoire, le vivier, auquel viendront puiser les jeunes générations, ainsi que celles du futur, pour reconquérir l'intégrité de leur âme et que les racines retrouvées soient le tremplin de leur envol vers le futur.
J'ai quitté ma maison du soleil la laissant à sa solitude sous l'égide de la rassurante N'zaa et du dieu lare le chat BouzBouz ; maison entretenue loin des innovations tapageuses et de l'uniformisation des couleurs neutres du "bon goût" occidental, mais aussi restaurée dans le respect de ce que révélaient certains espaces épargnés par les dégradations du "pratique", nous lui avons rendu sa virginité espérant que son témoignage soit après moi, une petite grammaire de ce Marrakech authentique qui sommeille sous les lèpres brillantes d'un monde soumis au gain.