Ma dévastée triomphante
Mes pas vers vous, Comtesse
Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe... qui donc, à part les lecteurs avertis de Marcel Proust, aurait pu connaître son existence ? Eux seuls savaient qu'elle fut l'un des modèles de la duchesse de Guermantes, symbole absolu de la brillante salonnière Parisienne d'une époque qui pour crépusculaire qu'elle fût est à jamais taxée de "Belle".
Il y a fort longtemps, Madame, une exposition photographique de l'hôtel de Sully, et qui vous était consacrée, vous détacha définitivement en mon esprit de l'héroïne de papier qui, pour exister, vous fit définitivement écran. Je vous découvris plus et mieux que belle car l'esprit qui vous animait avait raison de la fixité glaciale des captures de l'objectif.
Conquis et afin de vous mieux cerner, je glanais, je picorais,des articles et parutions venus d'eux-mêmes et recherchais aussi les témoignages laissés par vos proches témoins tels que votre oncle Montesquiou, les frères Goncourt, le journaliste Jean Delage et l'abbé Mugnier pour ne citer qu'eux ; tous ces disjecta membra finirent par se recomposer en une approche de plus en plus consistante et précise de vous qui me fasciniez tant.
Et puis, Comtesse, il y a quelques années, une de vos descendantes, Anne de Cossé-Brissac vous consacra une biographie passionnante qui me rapprocha encore de vous ; j'ai depuis égaré le tome dans la jungle inorganisée de mes bibliothèques, j'attends qu'au détour d'une nouvelle recherche vous me guidiez vers lui. De hasard je ne parle point, je n'y crois pas.
D'autres chemins, Madame, s'ouvrent qui convergent vers vous, redeviendriez-vous une "femme à la mode" ? Ainsi, le musée Galliéra vient de nous gratifier d'une extraordinaire exposition de vos "robes trésors" qui bien plus qu'une mise en scène de vos prestigieuses et sans pareilles toilettes, est une vraie expression de vous, ne dit-on pas que vos robes furent les livres que vous n'avez point écrit ?
Le catalogue intelligent et riche fait la part belle, entre autres paragraphes à un article de Laure Hillerin qui à son tour vous a fait revivre dans un livre magistral qui vous rend à votre propre existence. Me réclamant de vous, je me suis permis, Comtesse, d'écrire à l'historienne en vous nommant ma dévastée triomphante, le terme a été agréé et c'est donc en votre nom et au sien, que pour lui rendre hommage, j'en fais le titre de ce modeste billet.
Le long et riche itinéraire d'une rebelle
Le propos ne sera pas ici de retracer l'historique de la Comtesse Greffulhe, d'autres, que j'ai cités, l'on fait et bien mieux que je ne saurai le faire, je voudrais seulement dans les quelques lignes qui vont suivre célébrer le courage, la ténacité et la liberté d'esprit de celle qui sût nager à contre-courant des diktats de la "bonne" société pour conquérir sa liberté.
Ce blog, je m'en rends compte maintenant, est fertile en évocations de personnages féminins, certains connus parce qu'ayant fait partie de mon univers, d'autres rencontrés au gré de mes lectures ; M'interrogeant sur le pourquoi de cette dilection, la réponse me semble évidente : Dans une société d'hommes, ceux-ci peuvent s'insèrer tout naturellement dans l'espace qui leur est dévolu, ils n'ont pas impérativement besoin de se rebeller pour s'affirmer, même les plus falots ont un rôle à jouer sans avoir à se créer un monde puisque le monde leur appartient ; les femmes, elles, doivent se conformer aux attentes ou aux désirs des hommes, femmes "honnêtes" par obligation, vouées aux activités charitables ou d'agrément pour les femmes du monde, tâches ménagères pour celles moins bien loties socialement.
Il existe bien un moyen vieux comme le monde pour les plus favorisées par la nature : vivre de leurs charmes ce qui implique de flatter la vanité de leurs riches amants tout en assouvissant leurs fantasmes, elles affichent par leurs diamants la puissance de ceux qui les couvrent de bijoux tapageurs ; pour les femmes entretenues, les belles horizontales courtisanes ou cocottes et plus bas dans l'échelle sociale les grisettes et les lorettes, la liberté se gagne au prix d'une vie parallèle, scandaleuse et sans honneur et ceci des hôtels particuliers au luxe tapageur, comme celui de la célèbre Païva, au ruisseau pour les misérables barboteuses de rue ; toutes ces affranchies étaient et restaient des "filles perdues" ; fort heureusement, et c'est un juste retour des choses, il leur arrivait de perdre des hommes mais ça ne leur rendait pas pour autant leur "réputation", elles restaient toujours des déclassées.
D'autres, et j'en veux pour emblème notre égérie de la Belle-Epoque, durent toujours secouer le joug des convenances solidement établies et s'affranchir de l'autorité des familles et du mari (n'oublions pas que la femme, éternelle mineure depuis le code Napoléon ne pourra ouvrir un compte bancaire personnel que vers 1960) et, souvent aussi, surmonter la tension permanente exercée par un mari qui pouvait être brutal, tout cela sans pour autant jamais déroger, se déclasser.
Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, future reine d'une Troisième République aux fastes tout monarchiques, naquit le 11 juillet 1860, dans un famille prestigieuse mais ruinée.
La mère, Marie de Montesquiou-Fezensac dont la noblesse remonte à la nuit des temps, fut une brillante pianiste qui étudia avec Camille O'Meara, élève préférée de Chopin, puis avec Clara Schumann ; le père Joseph de Riquet de Caraman, puis prince de Chimay était issu d'une noblesse moins prestigieuse, belge et française.
Ces parents, qui n'avaient aucun intérêt pour les rites mondains, élevèrent leurs six enfants, dont Bebeth était la deuxième, dans un climat d'harmonie et d'affection tout en étant très attentifs quant à l'éducation, fort singulière pour l'époque, qu'ils leur donnèrent, privilégiant la musique, les arts et la culture, tous maîtrisaient parfaitement un instrument et, de plus, étrangement, Élisabeth obtint même un... brevet d'institutrice.
Cependant les filles n'avaient que "leurs beaux yeux" pour toute dot, ce fut donc avec soulagement que les parents fiancèrent la ravissante demoiselle au vicomte, puis comte, Henry Greffulhe unique héritier d'une colossale fortune ; le mariage eût lieu le 25 septembre 1878 et disons, sans nous y attarder, que l'union fut catastrophique ; après une semaine de lune de miel, Henry retourna à ses maîtresses et voici la malheureuse jeune mariée vivant à Paris confinée dans les célèbres hôtels de la rue d'Astorg sous la férule d'une belle-mère pour qui lire ou faire de la musique était "perdre son temps" ; à la saison de chasse la tribu, bientôt rejointe par de prestigieux invités, s'établissait au fastueux et disgracieux château de Bois-Boudran que l'infortunée épouse comparait à une caserne.
Signe des temps peut-être, la grossière brutalité de l'aristocratie financière écrasait avec mépris la délicatesse de la noblesse authentique.
Un enfant vint, un seul, une fille Élaine, vouée à vivre à l'ombre de l'extraordinaire beauté, de l'élégance suprême et du prestige incontesté de sa mère, une solide affection les lia cependant tout au long de leur vie malgré des malentendus récurrents.
La musique était la passion principale d' Élisabeth et c'est en organisant des concerts qu'elle se fit un nom qui ne devait rien au cadre social ou familial, elle développa un sens hors pair de ce que l'on appellerait maintenant les relations publiques, elle créa la Société des grandes Auditions dont la double vocation était la "résurrection" du patrimoine musical oublié et la promotion des jeunes talents et s'y consacra avec ténacité, sérieux et ferveur ; à l'actif de la fondation citons la remise au goût du jour de Rameau, la découverte de Schömberg et d' Elgar ainsi que le soutien sans faille à celui qui devint un grand ami, je veux dire Fauré. En retour le prestigieux maître fit le portrait musical de sa protectrice, cette pavane où vinrent s'enchasser, à la demande de la muse, les paroles précieuses et symbolistes de Montesquiou.
Faure - Pavane Op. 50 (Choral version)
Elle imposa aussi Wagner boudé par un Paris qui n'avait toujours pas digéré l'humiliation allemande de 1870,et, au début du nouveau siècle, elle promut les Ballets Russes de Diaghilev.
La mention de ces quelques actions d'éclat sont loin d'être une recension de l'activité musicale de notre noble mélomane, ce qui n'est pas l'objet de ce billet, elles se veulent simplement des exemples de la magnifique transgression des règles sociales de notre héroïne, sachant, comme l'exprime si bien la musicologue Myriam Chimènes, qu'elle fut la première grande dame à organiser des concerts hors de la sphère privée.
Ajoutons à ses nombreux talents qu'elle fut aussi une femme peintre talentueuse, le musée Carnavalet conserve d'elle un surprenant autoportrait et une saisissante représentation de l'abbé Mugnier avec lequel elle entretint aussi une relation privilégiée ; elle s'adona également avec bonheur à l'art du vitrail.
Sa grande curiosité la porte à essayer de porter une réponse aux énigmes du monde et elle fut passionnée de sciences, elle soutint Branly et organisa pour lui une manifestation de télémécanique, elle entretint le même intérêt pour Pierre et Marie Curie et participa sans relâche à la réalisation de leur projet, la création de l'Institut du Radium (aujourd'hui Curie).
Ne négligeant aucune voie pouvant apporter des réponses à sa quête spirituelle elle s'intéressa aussi, comme sa mère, aux sciences occultes
Tout se que Paris comptait d'écrivains, de politiques et d'hommes en vue se devait d'être intronisé dans les prestigieux salons de la rue d'Astorg (démolis stupidement en 1958 par une compagnie d'assurances au profit d'un immeuble de bureaux) qui de ce fait fut surnommé "le Vatican" ; le lieu fut le laboratoire culturel d'une Troisième République extrêmement féconde mais hélas trop souvent réduite à ses fastueuses lourdeurs architecturales ; s'y pressaient aussi les têtes couronnées, le vulgaire concept américain de "première dame" n'ayant pas alors pénétré notre langage, c'est la Comtesse Greffulhe qui tenait le rôle de représentante de la Nation.
Au château de Bois-Boudran, où le roi d'Espagne venait chasser avec une frénésie quasiment pathologique, un service de voitures fut mis en place pour conduire les invités de la gare de Nangis à la vaste demeure. La grande villa de Dieppe à flanc de falaise, "La Case" offerte par son beau-père qui lui témoignait de l'affection, disparue elle aussi, fut le théâtre de réceptions moins formelles, elle y était maîtresse et, entre deux escapades à bicyclette et un bain de mer, le temps s'écoulait de chevalet en instrument de musique jusqu'au souper suivi de causeries, un vrai "bureau d'esprit".
L'indépendance d'esprit de la comtesse ne lui attirait pas que des louanges, certains lui reprochaient de recevoir des gens qui n'étaient pas de "leur monde", pensez donc, à rebours de la bien pensance, elle se déclarait dreyffusarde et ouvrait ses salons à des politiques de gauche, cette société "très mélangée" tordait de mépris les bouches pincées du noble faubourg ; je ne résiste pas au plaisir de rapporter ici sa réponse au journaliste Jean Delage qui s'étonnait d'être placé à la droite de la maîtresse de maison lors d'un dîner : "Vous êtes ce que vous êtes. Je vous considère d'ailleurs, non pas comme un journaliste mais comme un rêveur, j'ai bien le droit, si cela me chante, de mettre le rêve, avant le monde, à la place d'honneur"
Elle éblouissait lors de ses fugitives apparitions dans les salons ou à l'opéra, consciente d'un pouvoir de séduction qu'elle maîtrisait et distillait à merveille, elle n'était pas dupe de sa solitude, de par son esprit à part, de par l'incompréhension d'un mari colérique et vulgaire et des reproches de la bien-pensance. A son oncle-arbitre des élégances, Robert de Montesquiou elle dira : "je n'ai jamais été comprise que par vous et par le soleil", le dandy fut d'ailleurs très flatté d'être placé avant le soleil...
J'ajouterai pour parachever cette approche succincte de la dame qu'elle ne s'attacha jamais vraiment aux biens matériels, elle perdit avec élégance la villa de Dieppe où, à la mort de son beau-père, le mari installa sa maîtresse en titre, la trouble et ambitieuse Marie-Thérèse de la Béraudière sous le joug de laquelle était tombé le vieux lion dont les dents s'émoussaient.
Elisabeth finit ses jours dans le vaisseau fantôme qu'était devenue la rue d'Astorg, dépouillé de ses tableaux et meubles les plus prestigieux suite au long et humiliant procès intenté par la mauvaise fée la Béraudière après la mort du comte en 1932 ; avec une superbe toute aristocratique elle défiait le froid glacial de ses salons en installant une cabine démontable en bois munie d'une rampe électrique où elle recevait la reine de Belgique ; pour tout appartement privé elle se contentait d'une chambre de bonne exigüe mais chauffée.
Elle ne se résolut jamais à quitter la scène qui avait fait d'elle la reine de Paris ; elle s'éteint à Genève le 21 août 1952, ayant balayé de ses traînes une époque qui s'ouvrant au temps des crinolines s'acheva en plein règne du new look de Christian Dior, toujours mince et souple, éternellement et étonnament jeune.
Un malentendu : La Comtesse et Proust
On fait reproche, souvent, à l'égérie du tournant de deux siècles de n'avoir pas su reconnaître le talent de Marcel Proust ; dès le début, il faut le dire, l'écrivain l'indisposa par son insistance déplacée pour l'approcher et obtenir d'elle une photographie, à maintes reprises il sollicita ses amis Montesquiou et Armand de Gramont duc de Guiche, futur gendre de la comtesse, pour parvenir à ses fins, cette dernière qui gardait un contrôle total de son image trouvait inconcevable qu'on pût lui faire une telle demande. Elle finit cependant par recevoir Proust et celui-ci passa au crible ses manières et ses toilettes qu'il notait minutieusement et qu'il utilisa comme matériau pour construire les personnages de son oeuvre monumental. Ainsi, malgré elle, la splendide Élisabeth, donna beaucoup d'elle au personnage de la duchesse de Guermantes, beaucoup de son apparence seulement faut-il dire car de son âme rien, la futile héroïne de papier n'étant jamais que la vitrine d'un temps qui se mourait dans la splendeur.
J'ajouterai que si la dite Belle-Epoque ne survécut pas à Madame de Guermantes, Élisabéth de Caraman-Chimay survécut avec brio au temps où elle était la figure de proue glorieuse de la vie culturelle et intellectuelle de Paris ; son salon après la grande guerre n'était certes plus le premier de la capitale, c'est à dire de la France, mais restait très influent, l'inlassable Comtesse s'engageant avec un jusqu'auboutisme obstiné dans de nombreuses initiatives, allant jusqu'à concevoir les nouveaux uniformes bleu horizon des soldats Français jusqu'alors d'un garance trop voyant.
Mais je pense aussi que, au-delà de cette non-reconnaissance dans l'image d'une fiction qui se superposerait au vrai personnage jusqu'à l'ensevelir dans l'oubli, il y avait une véritable différence de nature entre le modèle malgré lui et celui qui de sa plume savante lui déroba à son profit une part de son être, de l'aveu même de la comtesse, elle se "perdait" dans le style alambiqué et sinueux de Proust, et il suffit de lire les écrits de Madame Greffulhe pour se rendre compte d'une différence notoire d'esprit, ses phrases, même les plus précieuses, étant franches et directes, y compris quand, après la mort prématurée de Mimi, sa mère et confidente adorée, elle donne des instructions pour la mise en scène de sa dépouille dans un singulier testament devenu, bien heureusement et pour très longtemps encore, inutile et obsolète.
Je dirai donc qu'il y avait une incompatibilité fondamentale entre l'être de lumière qui concourait à la création d'un monde et le moine enlumineur qui en restituait les couleurs après s'en être nourri et puis soustrait pour se consacrer uniquement à son monument de papier aux fulgurances nostalgiques inégalées.
Dans le fond, Élisabeth est créateur d'un temps dont Marcel fut le peintre et l'interprète, elle contribuait à faire le temps qu'elle animait et qu'elle offrait avant qu'il ne se perde à celui qui, de sa plume inclassable, le restituerait ; Dans ce chassé-croisé fait de convergences et de fuites aucun des deux protagonistes, il me plaît de le croire, ne fut conscient de ce que l'on appellerait aujourd'hui leur interaction
L'héroïsme de la Beauté
Elisabeth était pleinement consciente du pouvoir qu'exerçait son apparence, elle-même décrit son regard comme une arme dont elle maîtrisait tous les ressorts, elle repoussa l'espace de son son style jusqu'àux extrêmes limites de la perfection, une perfection dont elle était éprise jusqu'à ne jamais s'autoriser le moindre abandon.
Ses toilettes n'appartenaient qu'à elle, elle ne suivait ni même précédait la mode, elle créait sa mode, inimitable et ne souffrant aucune comparaison de l'aveu même de Proust qui, entre deux extases sur ses coiffures à la grâce toute polynésienne, déclarait n'avoir jamais vu une femme aussi belle.
Ses robes sorties des grandes maisons de couture devaient tout autant à ses exigences et son inventivité qu'à l'habileté des créateurs que ce soit Worth, Fortuny, Babiani, Maggy Rouff,ou Jeanne Lanvin pour ne citer qu'eux, l'exposition du musée Galliéra en témoigne mais, à défaut, une promenade sur la Toile suffit à en convaincre.
Sa robe aux lys, retouchée quelques années plus tard, est exemplaire de cette intériorité pourrait-on dire de la parure, les fleurs de royale pureté et les orchidées étaient ses fleurs emblématiques, les pointes de la berthe qui pouvaient se relever en ailes de chauve-souris sont un message symbolique au poème de Montesquiou.
Un caftan offert par l'héritier du trône de Russie fut remanié en fastueuse cape du soir aux accents de splendeurs barbares, et que dire alors de la fameuse robe byzantine bordée de zibeline dans laquelle elle fit, en 1904, une apparition tellement surprenante sur les marches de l'église de la Madeleine lors du mariage de sa fille qu'elle éclipsa, hiératique et resplendissante ?
Narcissique jusqu'à la douloureuse nécessité d'être à la hauteur de ce don de la nature, les miroirs ne lui suffisaient pas, si bien qu'il existe d'elle un double portrait photographique dû à l'objectif d'Otto où, dédoublée en robe blanche et robe noire, elle est accompagnée d'elle-même son alter ego unique et ultime.
La Comtesse cultivait aussi un art de la pause très en avance sur les portraits compassés des dames de son temps, elle osa les cheveux dénoués ce qui était tout simplement inconcevable pour une femme mariée et qui lui faisait cependant damer le pion aux femmes-fleurs de Mucha. Regardez aussi cette attitude d'abandon contrôlé où ouvrant son manteau comme un rideau de théâtre elle offre le spectacle d'un corps parfait gainé de riches et tendres dentelles.
Un cas particulier est celui du peintre Helleu qui, à l'été 1891 s'installa à Bois-Boudran sur l'invitation de la dame des lieux qui lui laissa pleine liberté pour la croquer (belle ambiguïté du terme) ad libitum dans son quotidien, le peintre fit une centaine de dessins très enlevés et parfaitement éloquents quant à l'élégant nonchaloir du modèle, remarquons au passage la complaisance du peintre à décrire, comme un leitmotiv, les grâces ployantes de la nuque dégagée entre le décolleté du dos et l'édifice du chignon relevé. Cocteau rendit hommage à cette partie du corps dans les descriptions de sa mère en robe du soir confirmant ainsi le pouvoir d'attraction de cette mode ; l'historien du costume se réveille en moi qui s'étonne que cette pratique de mode si émouvante n'ait vraiment été généralement adoptée que deux fois : sous la Régence et à la Belle-Époque.
Quoi qu'il en fût, la comtesse s'opposa à l'exposition de ces croquis si vivants et évocateurs mais jugés trop intimes, toujours l'obsession du contrôle de son image.
Finalement Helleu n'exposa que le pastel de la femme auburn le visage seul parfaitement précis dans le halo brouillé des décors et des étoffes. La comtesse nous regarde en coin, longiligne et sophistiquée malgré l'extrême simplicité de la mise. Élisabeth n'aimait pourtant pas ce pastel...
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Depuis, est-ce un hasard ou un regain d'intérêt collectif pour ce personnage hors du commun ?, les "apparitions" de celle qui s'évanouit sous le succès de son reflet en littérature se multiplient sur la Toile ; ainsi sur un site marchand un portrait non identifié signé Helleu est en vente, il est évident à mes yeux qu'il s'agit là de la comtesse, mais chuuut, je n'en dis rien, au cas où l'un d'entre vous disposerait des six ou huit mille euros de la mise à prix de ce "portrait de femme"...
Puis, à un prix bien plus modeste j'ai pu acquérir cette aquarelle de Léon Mias exécutée en 1954 sûrement d'après la photographie qui fait la couverture du livre d'Anne de Cossé-Brissac, l'oeuvre n'est pas impérissable mais ma comtesse est enfin venue jusqu'à moi, elle attend un encadrement et trouvera sa place en ce salon de la grande maison de campagne dont les quatre fenêtres donnent sur le parc, comme un modeste rappel de Bois-Boudran...