Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le blog de HP
19 février 2014

La déclassée

Ce matin en ouvrant une publication en ligne de "La Tribune de l'art", dans l'article consacré aux collections de l'abbaye de Montserrat, un regard qui me fuit m'accroche, s'ancre en moi et, pour prix de la délivrance de l'obsession infligée, m'exige la mise en mots cathartiques de l'émotion si intensément reçue.

ramon-casas-madeleine-1892 (1)

Passons vite sur le réel afin d'aller au vrai ; ce portrait est l'oeuvre de Ramon Casas peintre et affichiste Barcelonais, un peu un Toulouse-Lautrec d'outre-Pyrénées et qui fréquenta aussi le Montmartre de la Belle-Epoque. "Madeleine", c'est le titre du tableau est de 1892, la dernière année parisienne de notre artiste.
Madeleine... Madeleine, joli prénom, probablement pas celui du modèle puisque la vocation "officielle" du tableau étant l'édification des moines par l'Art, il s'agirait donc plutôt d'une évocation de la pécheresse de Magdala, pas encore repentie. Mais connaissant les lieux où notre peintre allait traquer la muse, il nous est également permis de penser que la version convenue soit une récupération.
Peut-être bien, après tout, que "Madeleine" avait vraiment pour prénom Madeleine.
Appelons-la ainsi...

Madeleine est dans un bar, un cabaret comme on disait alors, elle est jeune, beaucoup plus que son attitude et son vêtement ne le donneraient à penser, le visage à l'ovale pur, encore mal sorti de l'enfance, l'attestent.
Tellement jeune pour être seule dans un bar, comme une réprouvée sociale, une déclassée...
Déclassée terme tombé en désuétude maintenant que le "sexe à pile" a aboli les notions de classe, de distinction et d'élégance ; Manifestement la jolie Madeleine n'est pas "de basse extraction", elle est abandonnée mais non avachie, et puis, est-elle vraiment si abandonnée que cela ? Bien que penchée vers son verre d'alcool le dos a du maintien et la tête reste droite.

Madeleine n'est pas à son aise, la bouche reste close et les lèvres ne semblent pas prêtes à esquisser le moindre sourire ; ses mains sont crispées et son attitude a les raideurs des transgressions mal assumées, la presqu'enfant ne sait pas encore être effrontée, son regard en coin ne regarde sûrement rien ni personne, il est perdu avec détermination vers l'ailleurs rêvé de ceux à qui la vie a confisqué les rêves.
Le cigare n'est même pas exhibé avec l'insolence des amazones, il tombe en cendres comme les illusions passées et la boisson ne semble même pas entamée, ces emblèmes de l'émancipation canaille ne font pas vrai ici, ils éclosent en simulacres dérisoires d'un mal à vivre profond.

Madeleine porte avec négligence des vêtements élégants, le corsage est bien de son temps, les manches-gigot enflent sous la berthe aux plis savamment chiffonnés et atteindront leur paroxysme enflé trois ans plus tard ; on note cependant dans le flou du haut et dans le tombé naturel de la jupe que la Ravissante a jeté aux orties pour cette peut-être escapade corset et tournure.
Madeleine n'est pas non plus coiffée, son chignon désordonné dit la torsion rapide des longs cheveux blonds d'un tour de main habile juste après le brossage, la jeune fille est en cheveux contrairement à tous les bons usages, d'ailleurs en contre-exemple exemplaire voyez, dans le gris de la salle reflété sur le miroir, la "dame bien", convenablement en compagnie d'un homme, arborer un bibi à voilette tellement à la mode en cette presque fin de siècle avant qu'il ne soit détrôné par les chapeaux-jardin emplumés qui suivront.

Et cependant Madeleine éclate de jeunesse irradiante, d'ailleurs, avez-vous prêté attention aux couleurs de sa toilette ? Rouge pour le haut et blanc pour le bas, juste à l'inverse de la tombée du jour qui se mire dans la glace en rougeoiements éphémères sur un ciel de plus en plus blafard.
Chute du jour et chute d'une désenchantée. Mais il y a tant de beauté dans cette auto-damnation sociale qu'on se prend à vouloir une proche rédemption ; tiens, reviendrai-je subliminalement à la signification voulue pour les moines ?

La boucle est bouclée.

Madeleine vous nous avez dit, en tombant le masque, ce que cachent les absinthes damnées de Degas et de Picasso et aussi la prune fatale de la Gervaise de Zola. Je pense aussi à la scène finale de "Tess" de Roman Polansky et à la fuite de la femme-enfant Nastassia Kinski déchirant le rouge de sa robe du soir dans sa course vers le néant.

Madeleine, vous êtes l'un des étendards de la difficulté des femmes à être dans un monde exigeant d'éternelles mineures

 

P.S. Si ce petit billet vous donne envie de consacrer cinq minutes et cinquante-cinq secondes à Ramon Casas je vous propose ce lien 

 www.youtube.com/watch?v=355ovzXkoOs

 

Publicité
Commentaires
H
@ Gazou : merci pour elle, c'est vrai qu'elle est d'une grande beauté
Répondre
G
très belle cette Madeleine!
Répondre
H
@ Bartabas : Bien vu dans ce chassé-croisé des regards ;)
Répondre
B
en effet ce qu'elle regarde est ce qui se trouve derrière elle. L'interface du reflet et de nos yeux.
Répondre
H
@ Jeanne : Une aube point à l'Orient, je pense qu'elle annonce un nouveau printemps pour Madeleine qui est (re)venue parmi nous. Inopinément.
Répondre
Derniers commentaires
Publicité
Archives
Le blog de HP
Newsletter
Publicité