Cornucopias
"Cornucopia", corne d'abondance dans sa traduction la plus immédiate.
Mais, s'il vous plaît, venez, je vous propose un petit tour du côté des Espagnes, et, ensemble, penchons-nous sur le Diccionario Enciclopedico édité par Larousse en 2009, pour constater, selon la définition proposée, que le sens du mot est double :
"Cierto vaso de figura de cuerno, rebosando de frutas y flores que usaban los gentiles como simbolo de abundancia.
Espejo pequeño de marco tallado y dorado, con numerosos brazos a manera de candelabros"
Je traduis :
"Sorte de vase en forme de corne débordant de fruits et de fleurs et qui, pour les gentilshommes (au sens d'hommes éclairés), symbolisait l'abondance.
Petit miroir au cadre sculpté et doré, aux nombreux bras à la façon des candélabres"
Hier après-midi la couleur du temps était de cendres diffuses, l'appartement baignait dans ces vapeurs atones qui indifférencient presque les teintes, pourtant habituellement vives, du lieu.
Mais, soudain, un reflet éclatant, dû à une rapide trouée de clarté dans l'uniformité de la couche nuageuse, s'invite au salon ; mes yeux distraits de la lecture en cours se lèvent vers la source de cette brillance impromptue, il s'agit de ces deux "cornucopias" acquises à Zamora il y a bien longtemps et tellement intégrées à notre quotidien qu'il faut bien un événement tel que les humeurs d'un ciel pour me rappeler leur présence.
Je me rappelle ces pérégrinations au gré d'inspirations spontanées entre Espagne et Portugal... Charmes la croqueuse n'existait pas encore et nous n'eûmes pas à résister à la tentation de quelques belles tailles baroques et rococos que proposait un antiquaire de Zamora sans compromettre le ragoût quotidien.
La paire de petits miroirs a depuis toujours trouvé place dans nos appartements parisiens, parés de leur riche et savoureuse naïveté de par leur grammaire ornementale d'entre-deux, entre rococo Louis XV et tentation plus champêtre Louis XVI. Ces témoins du goût du règne de Carlos III (1759-1788) disent bien l'influence des diverses tendances venant de France et pas toujours ordonnancées avec la plus rigoureuse des orthodoxies.
C'est souvent que l'on entend la question posée par certains visiteurs : "Mais pourquoi accrocher si haut ces miroirs ? On ne s'y voit pas". Eh bien, heureusement qu'on ne les utilise pas à cet usage, les petites surfaces ne jouisent pas de la quasi perfection du vitrage à la française et les ondes qui altèrent leur surface ne sauraient être gratifiantes à qui leur demanderait "qui est la plus belle du pays".
Ces objets de décoration sont uniquement destinés à accrocher les lumières, jouer avec elles, capter leurs variations fugaces et, donc, animer de jolies vibrations l'atmosphère d'une enceinte, n'oublions pas que la fée électricité était encore loin d'aplanir tout relief sous l'impérieuse invasion de ses watts indiscrets jusques aux moindres recoins d'une pièce.
Cependant, comme vous pouvez le constater, les deux frères ont eu à subir quelques outrages du temps, le culot de l'un d'eux est borgne, le petit miroir d'une parclose a disparu ; quand ? Je n'en sais rien, je l'ai toujours connu ainsi, certes j'ai bien essayé d'y remédier par l'ajustement d'un petit morceau de miroir moderne mais l'effet s'est révélé désastreux : la perfection implacable de nos glaces fait injure aux variations nuancées des originales, alors tant pis, on ne vieillit pas sans rides n'est-ce pas ? Si dans deux-cent-cinquante ans je réfléchis aussi bien encore, fut-ce au prix de la perte d'un oeil, je n'aurai pas trop à me plaindre de mon sort...
Je m'attarde encore sur les charmants détails qui vous ornent, mes amis, mon regard vous caresse avant que les déplacements ne me soustraient régulièrement à ma vue, avant surtout que le quotidien et l'habitude ne dérobent à mon attention la tendresse du décor fleuri garnissant la coupe godronnée qui vous surmonte et sommée de la croquignolette et leste arrogance de cette palmette dressée vers le plafond, je mets au confort mon regard dans le petit habitacle protégé de volutes qui lui sert de socle et m'amuse de ces petits noeuds de ruban qui rappellent autant de masques d'une Venise fermée sur ses rêves, les amandes de leurs yeux voilées d'un tain refermé sur votre histoire.
Rien ne filtre des murs que vous avez ornés ni des scènes d'amour ou de haine, des moments de bonheur ou d'affliction que vous avez absorbés et scellé dans votre surface étale et infranchissable.
Votre vie avec moi est si courte, je connais si peu de vous, mais chuuut, gardez vos secrets et vos mystères, nous nous y insérons peu à peu.
Votre mutisme nous absorbe aussi. Inéluctablement.
Mais redevenons sérieux, retournons en Espagne, dans cette belle église Santa Maria del Carmen de Priego (province de Cordoue) à cheval entre baroque et néoclacissisme ; si vos regards caressent ces murs tellement blancs, ils seront inévitablement sollicités par cette théorie haut placée des petites soeurs des cornucopias qui ont fait l'objet de ce billet mais qui, elles, n'ont dû connaître aucun voyage.