Mes inconnus familiers
La présentation
Vous connaissez tous ces "objets de vitrine" aux provenances oubliées, acquis, hérités ou encore reçus en présent, toujours à portée d'oeil mais jamais regardés, silencieux témoins inexistants de nos agitations quotidiennes. Il en est partout, dans toutes les familles qui, pour éviter les fastidieux époussetages, gisent, oubliés, au fond de placards ou de tiroirs ou alors, timidement, humblement exposés, entassés, dans les vieux meubles pourvus d'étagères vitrées.
Il est à Charmes un "bonheur du jour" d'un dix-neuvième qui se veut dix-huitième, disons style Louis XVI, qui abrite une colonie de ces minuscules inutiles offerts et ignorés.
En voici un, voyez sa taille, à l'échelle de ma main qui n'étant pas vraiment la pelle du manant n'est pas pour autant la délicate mimine du damoiseau.
Un médaillon en vieil argent rehaussé d'or, peut-être, à moins que ce ne soit du vermeil ou du pomponne ; un vieil argent aux reflets de gris et de perle tellement raffinés qu'il ne viendrait jamais à l'idée d'en réveiller l'éclat par un de ces implacables produits qui tuent en éclairs de propreté bruyante les soupirs étouffés du temps qui passe, du temps passé.
Dans le cadre enrubanné, un monsieur vêtu en militaire, au regard perdu vers un ailleurs indéchiffrable, est couvé du regard par une jolie dame de noir vêtue. Le temps et l'exposition à la lumière ont amorti les contours de la photographie en un flou irréel de sépia délavé. Comme si peu à peu s'évanouissaient les traces de ce qui fut, de ceux qui furent...
L'autopsie
Le revers de l'objet est muni d'un dispositif bipode grâce auquel le petit cadre est maintenu en position quasi verticale afin d'offrir, posé sur un écritoire ou quelque petit meuble, l'image de l'aimé à l'amoureuse lorsqu'elle peut s'abstraire des obligations mondaines ou ménagères.
Cultiver le souvenir, garder la présence de celui qui se bat peut-être, mais quelles guerres y avait-il à l'époque ? Dans quel pays ?
Jusqu'à il n'y a guère je n'avais jamais eu l'idée de démonter le petit brimborion, et puis quel hasard ou quelle circonstance, ou bien quelle soudaine impulsion m'a amené à passer outre le ronron d'indifférence qui m'avait toujours laissé en surface de ce témoin de temps révolus ?
Bref, j'ai découvert quatre fragiles pattes qui insérées dans le petit cadre, retenaient plaqué contre la minuscule vitre circulaire, le contenu de la babiole.
Et là, soudain, une histoire inconnue, un amour oublié et chargé d'émotion est venu dire un peu de son histoire, poser quelques autres points d'interrogation qui resteront probablement toujours sans réponse.
Première découverte, un papier blanc au grain serré, plié en deux, laisse apparaîte une boucle de cheveux bruns à reflets d'acajou un peu roux, je déplie l'exigüité de la feuille et quelques débris du contenu s'échappent ; je ne démonterai certainement jamais plus le petit tabernacle, j'ai l'impression de profaner un tombeau du souvenir, et puis aussi, les petites pattes qui tiennent en cohérence le fragile édifice sont tellement fragiles... Je l'ai rouvert cette fois-ci pour vous, chers lecteurs, pour la dernière fois certainement et afin de vous rendre complices de mon indiscrétion. Pour alimenter mes interrogations, ces photographies suffiront bien.
Le lien qui maintient la mèche est rouge. Rouge comme la passion ?
Le passé décomposé des "amants russes"
Autre surprise, entre la mèche de cheveux et la photographie exposée, deux autres images découpées aux petits ciseaux et assemblées, restituent la physionomie du beau moustachu seul, le prélèvement capillaire n'a pas dû arranger la calvitie naissante ; les couleurs intactes révèlent un visage ferme et déterminé, la jolie brune aimait un homme de devoir.
Par le jeu des ajustements qu'offre l'ordinateur j'ai foncé et contrasté l'épreuve fanée ce qui précise un peu plus les traits du couple.
Quel est l'uniforme que porte le mâle ? Je ne sais, qui le saurait ? Je vois qu'il porte au col le numéro 82.
La robe de la dame au col montant permet de situer l'image au tout début des années 1890, la coiffure, serrée atteste la datation, mais il semblerait curieux qu'en tenue de ville elle sorte "en cheveux", à moins qu'un minuscule bibi, comme ceux qui étaient alors de mise, ne se confonde avec la densité de la chevelure, les contours sont tellement effacés...
Mais le temps a préservé l'essentiel, ce regard d'amour, tendre et vigilant, cette attention brûlante qui sourd d'une attitude contrainte et d'un vêtement corseté comme les "bonnes moeurs" l'imposaient alors.
Ne pouvant répondre à aucune question j'ai donc rêvé une histoire : un Russe blanc aurait disparu dans les convulsions de l'effondrement de la dynastie des Romanoff, une belle exilée, emportant avec elle ces petits vestiges d'un grand amour disloqué, ce humble étendard des fatales passions, a dû rêver et pleurer des jours et des nuits entières sur ce reflet de bonheur que le temps, que la lumière, évanouissaient de plus en plus.
Je les appelle mes "Amants Russes"
Vous vous y connaissez en uniformes ? Vous savez que celui-ci n'est pas russe ? Alors, s'il vous plaît, ne me le dites surtout pas, ces deux anonymes si beaux méritent bien une légende.
Que sont devenues les fleurs du temps qui passe, que sont devenues les fleurs du temps passé ?
Une chanson me revient en mémoire...