Eux
Charmes, une chambre, la "chambre des roses", dite ainsi depuis toujours, enfin du moins depuis que ma mémoire s'est inscrite en ce lieu.
Le nom est dû, assurément, au motif du papier peint qui en recouvre les murs. La mise aux normes de l'installation électrique a bien infligé quelques blessures à ce papier, le temps en a sûrement atténué les tons, enfin du moins je l'imagine, parce que moi, je l'ai toujours connue ainsi, mais ce qui est certain c'est que l'idée de remplacer ce motif ne s'est pas imposée et il est fort probable que ces fleurs fassent pour longtemps encore partie du décor de la pièce ; en tout cas les tissus qui l'habillent ont été choisis en fonction de cette donnée d'avant.
Mais pourquoi donc suis-je venu vous entretenir de cette chambre ? N'allez surtout pas penser que mon blog ait pour vocation de devenir un bréviaire de décoration "maison provinciale de famille", mais voyez plutôt ces deux portraits qui l'habitent, et, vous voilà rassurés, il n'y aura pas de visite des lieux mais une promenade en âme.
Qui sont ces deux jeunes femmes ?
A gauche, c'est à dire à droite de la cheminée, une fillette de neuf ans sourit, le portrait a une histoire émouvante, la voici : l'oncle de Marie-Jeanne, car ainsi se nomme l'enfant portraiturée, abritait à Paris, sous l'occupation, des Juifs qu'il acheminait ensuite vers le Pays Basque où, pris en charge par le père de la gamine, ils franchiraient clandestinement la frontière. Un "locataire", peut-être pour tromper son ennui, sûrement charmé par la fillette, en laissa ce portrait avant de fuir vers un destin que personne ne connaît ; vous vous doutez bien que lorsque Marie-Jeanne, il y a quelques années, nous transmit ce délicat témoignage, nous donnâmes à cette transmission la valeur du seul héritage important, celui qui donne corps au souvenir.
Chose singulière, et vous pourrez vous-mêmes le constater par la suite, le sourire de Marie-Jeanne est resté inchangé.
Jouxtant l'armoire, la jeune femme photographiée dans les années vingt, est la mère de Christian le mari de Marie-Jeanne, un de mes premiers "patrons" à Paris, lorsque, jeune cadrichon aux dents mal aigüisées, j'entamai ma carrière en entreprise, m'ingéniant à progresser sans rayer quelque parquet que ce soit ni froisser de susceptibilité aucune.
Autre héritage...
Bien entendu, lorsque le couple vient nous offrir le bonheur d'une visite à Charmes, c'est la chambre des roses qui leur est dévolue.
Au fur et à mesure de ces legs d'affection, la grande maison est parsemée de témoignages de cette attention constante et j'en veux pour exemple telle armoire aux bronzes emblématiques de l'époque de leur mariage qui a trouvé sa place dans la chambre des maîtres de maison, ce meuble Louis XVI installé dans le fumoir et cette console qui s'inscrit parfaitement entre deux fenêtres de la salle de billard.
Je ne m'étendrai pas sur l'histoire d'une amitié déjà si longue et toujours sans nuage.
Sachez simplement que nous avons, réciproquement "été là" lorsque les aléas de la vie mettaient l'un d'entre nous en faiblesse ou en désarroi.
Je me vois encore enfourchant mon vieux solex, déjà pièce de collection à l'époque, lorsque j'appris au bureau la mort de mon père. Je n'ai plus eu le coeur d'utiliser la monture désormais remisée hors de ma vie, mais, en revanche, je sais quel réconfort m'apporta cette amitié : Christian devint la référence qui s'imposa à l'orphelin que j'étais devenu.
Lorsque Christian prit sa retraite, le couple quitta Paris, ils habitent désormais dans le midi, et il n'est pas d'année qui passe sans que nous nous rendions mutuellement visite.
Cette page n'a donc d'autre objet que de rendre hommage à Marie-Jeanne et à Christian et dire la place privilégiée qu'ils occupent dans le panthéon de nos coeurs.
Et pour celà, au lieu de m'étendre en dithyrambes qui pourraient frôler l'impudeur, je me contenterai d'illustrer mes propos par quelques souvenirs communs.
En premier lieu, Marie-Jeanne et Christian ne sauraient manquer la désormais rituelle messe annuelle de Charmes en l'Angle qui est devenue un véritable événement. Enfin, un événement à la mesure du minuscule village que mes indulgents lecteurs commencent à connaître...
Après l'Office, un buffet froid réunit tous ceux qui veulent bien nous faire l'honneur de leur amitié, et ce jour d'août, jusques à présent épargné par les caprices météorologiques, se prolonge entre promenades autour de l'étang, apartés et toasts fédérateurs bien avant dans la soirée.
Bulles de Champagne, éclats d'ambre ou de rubis des vins, sourires et rires, moments de torpeur, la journée se termine et l'appareil photographique fixe les futurs souvenirs déjà ombrés de nostalgie.
Les années se succèdent, certains sont partis qui ne reviendront plus, d'autres voyagent ou son empêchés, ils reviendront. Probablement.
Les sourires de Marie-Jeanne et de Christian, encore capturés par l'objectif, tissent la continuité dans le flux de l'impermanence ; victoire des liens affectifs sur le temps puisqu'ils nous accompagneront jusqu'au bout de nous-mêmes.
Il y a déjà quatre ans, Marie-Jeanne voulut offrir à Christian la surprise d'une fête d'anniversaire, il fut donc convenu, entre elle et moi, en toute complicité, de célébrer l'événement par une fête orientale à la faveur d'une de leurs visites à Marrakech.
La nuit tombée, à la grande stupéfaction du héros du jour, l'orchestre acompagné d'une danseuse-flamme fit irruption dans la maison éclairée de chandelles.
Une couronne de lueurs incertaines sommant la fontaine garnie de roses donnait un ton irréel à la scène, au son des luths et des percussions, la sirène ondoyante vint inviter un Christian tout déconcerté à l'accompagner dans sa danse, et ma foi, le plus ou moins heureux élu ne s'en tira pas trop mal. Marie-Jeanne vivait les rythmes du temps et de la musique avec dans les yeux les émerveillements de l'enfance.
Ce fut une belle soirée, la dernière que connut Marie-Jeanne à Marrakech, ces latitudes étant devenues incompatibles avec l'équilibre de sa santé.
Alors, pour finir cette évocation je dis ici à mes amis toute la tendresse que j'éprouve à leur égard.
Voyez comme le sourire de Marie-Jeanne est resté le même que celui d'une petite fille de neuf ans que je vous ai présentée plus haut.
Un sourire d'enfant, ce pourquoi je l'ai baptisée d'un prénom d'enfant : Mijanou.
Ah, j'oubliais, dans un mois, le 19 août, nous serons réunis pour la messe de Charmes. Inch'Allah...