Les trois soeurs
Henriette, Marguerite, Yvonne...
Je ne les ai jamais connues, leur prénom est toujours cité par ordre de naissance, je pense que sur la photographie qui suit, Henriette est à droite, Marguerite à gauche et Yvonne au centre, debout.
Henriette, prénom traditionnel chez les G... ma famille maternelle.
Marguerite, certainement en hommage à Marguerite I sa grand-mère, épouse de Jean-Bonaventure G mon arrière grand père.
Yvonne, nom fort en vogue à l'époque.
Un prénom royal, un prénom de fleur, un prénom dans l'air du temps.
Mortes les trois, il y a très longtemps. Mais elles ont laissé une empreinte obstinée dans la famille, toujours évoquées, s'éloignant de leur réalité au fur et à mesure du temps pour se glisser insidieusement dans l'histoire des autres ; inconnues mais si présentes.
Leur vérité à elles nul ne la connaîtra, leur souvenir est aussi faux que la conventionelle et théâtrale toile de fond que l'on trouvait chez tous les bons photographes à une époque où l'on allait encore faire faire son portrait avec la même solennité que devant le chevalet d'un peintre. L'instantané n'existait pas, il fallait une forte personnalité ou une belle âme rebelle pour qu'un caractère abolisse la convention.
Elles posent toutes les trois, feuilletant ce qui me semble être des albums de photographies, et ne se doutant pas que le témoignage de leur courte vie s' étiolerait bientôt entre les les pages de l'un d' eux.
Bas noirs et tailleurs chics et stricts, uniforme des jeunes filles de "bonne famille".
Henriette, la plus déterminée, darde de ses yeux, crânement, l'objectif ; elle vivra un peu plus que les autres, mais à quel prix...
Marguerite vous fixe aussi mais son regard se perd avant que de vous atteindre ; je la soupçonne vibrante de vie intérieure.
Yvonne, la plus jeune, a encore le droit de porter les cheveux lâchés, elle est d'une beauté diffuse et rêveuse, elle me fait irrémédiablement penser à ses contemporaines les Grandes-Duchesses de Russie.
Les robes courtes donnent à penser qu'elles n'ont pas encore fait leur entrée dans le monde, leur adolescence ne s'est pas encore échouée sur les rives de l'âge adulte.
Nous devons être entre 1912 et 1914.
Elles étaient pensionnaires à Pau, chez les Dames de Saint-Maur. Cette institution existe toujours au numéro 8 de la rue qui en a pris le nom.
Deux ou trois choses que je sais d'elles
Quelques photographies, reccueillies il n'y a guère, après la mort de ma mère, sont des pierres d'achoppement où les fils d'Ariane de notre imaginaire se plaisent à leur donner vie, une vie fausse d'ailleurs, celle que nous leur imposons chacun à notre manière.
Elles étaient filles de mon grand-père Jules G et de sa première femme Marie-Philomène A, leur grand'mère Marguerite I venait de Stein dans le Palatinat.
Jules naquit en Égypte en 1867, il mourut en 1936, il était Gatzar et eût trois femmes , Marie-Philomène qui le laissa veuf, Gabrielle de laquelle il divorça, peut-être pour épouser sa cuisinière de 32 ans sa cadette, ma grand'mère Marie L. Ceci explique pourquoi j'ai un si vieux grand'père, mort bien avant ma naissance.
Les images des personnes qui entourèrent la naissance des trois soeurs sont rares, en toute logique, il me semble légitime d'attribuer ce visage à Marguerite I et, dans cette photo de groupe où Jules, parfaitement identifiable, arbore un costume estival, doit figurer Marie-Philomène. L'effigie de leur oncle André, l'un des dix frères de Jules est elle incontestable, au dos du document figure une dédicace à Yvonne.
En revanche de l'élégant Jules que je crains un tantinet narcissique, les photos ne manquent pas, c'était aussi un séducteur.
Nous le trouvons ici élève de sept à huit ans fléché de façon péremptoire.
Séduit par les débuts de la voiture automobile, le voici, parmi quelques uns de ses frères, parfaitement reconnaissable au col rigide et haut qu'il n'abandonna jamais ; plus tard, canne à la main, il toise plein d'assurance l'objectif. Un dandy des temps révolus.
Marguerite et Yvonne moururent en même temps, probablement en 1916 de la "grippe espagnole" qui ravagea l'Europe occidentale à cette époque, leur mère aussi fut victime de la même épidémie.
D'elles il ne nous reste que cette petite Marguerite en 1900 et la charmante communiante que, par le jeu des ressemblances, je pense être Yvonne.
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Les dames de Saint-Maur n'avertirent pas à temps Jules qui, épouvanté et en colère de ne les avoir pas revues vivantes, devint farouchement anti-clérical.
Restait Henriette, l'aînée, que la maladie épargna, elle rencontra un aviateur Henri M, qui conquit son coeur.
L' heureux fiancé fit sa cour et épousa la malicieuse jeune fille, qu'importent les tonalités passées de ce pêle-mêle, leur bonheur illumine encore les lambeaux du passé.
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Hélas, Atropos, inaccessible à la pitié ou jalouse de cet amour coupa le fil de ces deux vies prestement ; on cacha à Henriette enceinte du "petit Henri" que vous voyez ci-dessus sur son cheval à roulettes, la terrible nouvelle de la mort de son mari aux commandes d'un nouveau modèle d'avion. La lettre cachée à la destinataire racontait, par un témoin de l'acident, les détails de la catastrophe.
Quand l'amoureuse en prit connaissance, après avoir accouché, elle se laissa mourir, oui, oui, on pouvait encore mourir d'amour.
Pour réunir tant d'êtres chers, Jules pasa commande d'un monument funéraire à Lourdes. De ce devis, au-delà de la sécheresse des comptes, suinte une immense tristesse, comme une malédiction, comme un refus de la part de joies à laquelle tout humain devrait avoir droit.
Que tout celà est vieux. Que tout celà est proche.
Henri, le "Petit Henri", né en 1918 fut élevé, après le passage de Gabrielle la deuxième épouse, par la troisième élue du sémillant barbon, ma grand'mère Marie.
La villa du bassin d'Arcachon à Arès était le havre de paix où se déroulèrent les premières années de l'enfant.
Entre ma grand'mère devenue élégantissime, inondée, nous racontait-elle de bas de soie et de "Jicky" de Guerlain, le "Petit Henri" avait tout de l'enfant choyé, Jules n'était pas peu fier de poser avec lui, et lui se saisissant de la canne de son aïeul jouait les impertinents.
Marie donna deux enfants à Jules, ma mère et son frère Roger, ainsi ma génitrice avait un neveu de cinq ans son aîné et pour mon oncle l'écart était de dix ans.
La vie devait s'écouler douce et réglée comme du papier à musique lors des séjours d'Arès, mon grand'père, homme du dix-neuvième siècle était intraitable sur les principes et l'éducation.
Il y eût des voyages, traversée de l'Amazonie en paquebot, mon grand'père, ingénieur, allant monter une usine de balatum (?) au Pérou ; voyez Marie poser avec sa jeune fille De ces lieux exotiques m'est revenue aussi une malle en cuir ouvragé qui, malgré les injures du temps a encore belle allure.
A Arès, malgré un Jules vieillissant et déja marqué par la maladie qui devait l'emporter, l'harmonie semblait régner.
Le couple prend la pose avec les deux enfants, les hommes devant, les femmes en retrait bien évidemment, mais nul ne se serait avisé de remettre en cause l'ordre établi.
Un des derniers événements fut la Communion Solennelle de maman.
La famille de Jules qui ne voyait certainement pas d'un oeil très amène la régularisation de ces amours ancillaires, "reprit" l'enfant après le décès de Jules en 1936.
Pour en finir avec le "Petit Henri", nul dans la famille ne le revit, nous savons seulement qu'il devint amiral et vécut dans les années quatre-vingt à Chaville. Il est probable qu'il soit allé rejoindre ses parents et grands'parents. Né en 1918...
Héritages
Que reste t-il de ces trois soeurs et du fils de l'une d'elles ?
Quelques photos dont je vous ai livré l'essentiel, peut-être aussi un fond de mélancolie propre à la famille, mais l'héritage le plus terrible à porter échut à ma mère, la fille de Jules et de Marie se prénommait Henriette, Marguerite, Yvonne ; derrière le sourire de cette communiante de onze ans flottent, en palimpseste, trois sourires de mortes.
Maman n'a jamais rien dit de ce qu'elle devait ressentir de porter malgré elle, en elle, le souvenir des trois disparues. J'aurais dû le lui demander. Il est trop tard.
Colette, ma soeur cadette, a le visage, trait pour trait de Marguerite, c'est une belle forme de transmission qui donne de l'âme aux petits pois de Mendel.
Et bien sûr, je m'apelle Henri...
En hommage à Alain Defossé
L'envie me taraudait, depuis quelques temps, de raconter le destin de ces soeurs, mes tantes inconnues ; j'attendais cependant de réunir un peu plus de matière afin de dire une vraie histoire, documentée et précise.
Le livre de mon ami Alain m'a fait comprendre que quelques efforts que je fasse la vérité est hors de portée, ensevelie dans la terre d'un caveau de Lourdes.
Le courage de cette évocation subjective, c'est lui qui me l'a donné. Merci Alain.