C'est ainsi que les villes meurent...
La plus célèbre croqueuse de diamants du dix-huitième siècle, Jeanne de Saint-Rémy, Comtesse de Valois de la Motte, dernier rejeton de l'ancienne dynastie royale, revint à Bar sur Aube, sa ville d'origine, étaler avec insolence le luxe enfin rendu possible grâce à l'escroquerie du siècle, "l'affaire du collier de la Reine". Orgueilleuse et fatale revanche.
Il reste à Bar sur Aube deux ailes bien décaties de l'hôtel où la vraie Valois, fausse comtesse et authentique escroc se pavanait grâce au dépeçage du collier de diamants si mal acquis.
Pour moi, l'évocation de cette ville se bornait à cette seule référence. La cité, à trente-cinq kilomètres de Charmes, m'est maintenant connue, j'y entretiens des relations, et la regarde, entre deux heureuses restaurations d'édifices, s'étioler peu à peu ; le magnifique "Café du Commerce et de l'Industrie" aux pompeuses allégories de ces deux activités paraît démesuré pour une époque ou plus aucune affaire ne se traite à Bar, l'église Saint-Pierre soigne sa façade mais moisit de l'intérieur et les commerces essaient de vivoter tant bien que mal.
Deux restaurants gastronomiques se partagent l'assiduité des déjeuners dominicaux de la bourgeoisie baralbine, mais, allez donc essayer de vous restaurer après neuf heures du soir...
Un garage loué près de la gare nous délivre des horripilantes entrées et sorties de Paris ; l'automobile garée, les allers-retours se font en train.
Si en province il existe un quartier où un semblant d'animation se manifeste c'est, généralement, celui de la gare ; et il dût en être ainsi à Bar sur Aube, mais Dieu, que les abords de ce bâtiment pourtant rénové sont maintenant désolés.
Un restaurant ouvrier, " Le Rocher", où il faisait bon remplir "à volonté" de charcuteries, champignons à la grecque et autres oeufs mayonnaise son assiette au buffet des hors-d'oeuvres, sous l'oeil attentif de la mère et la fille qui animaient les lieux, a cessé son activité il y a une paire d'années, la maison est abandonnée et la petite boîte qui affichait autrefois le menu meurt peu à peu, muette.
Une maison très années cinquante a aussi définitivement fermé sa porte, le bleu azur des étendoirs finit de s'écailler et l'herbe envahit le plan incliné menant au garage. J'imagine ce rêve petit-bourgeois de "modernisme" où les lustres en forme d'échinodermes devaient éclairer le skaï rouge du canapé et des fauteuils du salon entourant une table basse en forme de palette de peintre. J'imagine un jeune couple épris de futurisme qui doit maintenant enliser sa vie dans quelque maison de retraite à moins que la mort n'ait déja accompli son oeuvre.
Juste en face de la "maison cinquante", s'aligne la façade de l'hôtel-restaurant "Le Pavillon" ; il y a déja dix ans il était fermé, et, depuis, l'incurie dont il est victime précipite une ruine désormais iréversible.
Je pense au "Paradou" de La faute de l'abbé Mouret mais aussi à une évocation des langueurs létales de la Belle au Bois-Dormant ; que s'est-il passé ? Querelles d'héritages ou déshérence ? Dépôt de bilan fatal ? En tous les cas, la venue salvatrice du Prince Charmant semble du domaine de la plus improbable des illusions.
Le jour déclinant emplit les lieux d'un sentiment d'indicible tristesse, les papiers peints lacérés flottent au gré des aigreurs de vents hivernaux, les plafonds tombent par plaques et les volets se démantèlent ; comme un étau la végétation anarchique enserre la construction, au temps des feuilles un pudique voile vert masquera quelque peu la déchéance.
Il a dû y faire bon pourtant autrefois dans cet édifice si fin de siècle, j'imagine les représentants de commerce qui après le coup de l'étrier au café cité plus haut devaient retrouver la chaleur désuète des chambres aux papiers fleuris, je revis en imagination les éclats de rire des déjeuners de famille, toujours animés pour les adultes et au-delà de l'ennui pour les enfants.
Je ferme les yeux, Saint-Saëns me vient en tête et le kaléïdoscope des joies mortes se met en marche comme un hologramme de Parques.
Revenu à la réalité, je n'entends que les croassements rageurs et hystériques des corbeaux.
C'est fou le nombre de corbeaux qui peuplent la saussaie là-bas, juste de l'autre côté des voies ferrées !