Elle s'appelait Carmen
Carmen San-Roman Aguado.
C'était la soeur aînée d' Émilia ma grand'mère paternelle.
Quelques vagues souvenirs remontent de ma très petite enfance : une très vieille dame toujours vêtue d'un "habito", c'est à dire un vêtement semi-ecclésiastique porté suite à un voeu solemnel. Elle, tout comme ma grand'mère avaient opté à vie pour le port de cette robe.
C'était une sorte de soutane tombant à dix centimètres au-dessus de la cheville, fermée devant par de multiples boutons en passementerie et ceint à la taille d'une cordelière en soie, rythmée de noeuds et finissant par des franges.
Celui d'Émilia était noir et faisait déja honte aux enfants que nous étions lorsqu'elle venait nous rendre visite en France. Carmen ne vint jamais, Deo Gratias, si je puis dire, car son "habito" était violet gansé de jaune d'or...
Carmen, je ne connais presque rien d'elle, et là, suite au décès de maman et au tri des photos qui s'en est suivi, elle est revenue dans ma vie, telle qu'elle était : complexe, fantasque, femme de tête et séductrice, écartelée entre des pulsions de nonne et des rêves de cocotte.
Carmen vivait à Malaga et l'image publique était celle d'une bourgeoise convenable et élégantissime qui couvait de toute sa farouche admiration son neveu Crescent, mon père.
Mais tout cela n'était qu'une façade, Carmen, en pleine Espagne franquiste était une amazone, depuis la mort prématurée de mon grand'père, le mari d'Émilia, le père de Crescent, elle faisait bouillir la marmite pour toute la maisonnée.
Jamais mariée elle vivait avec son frère Baldomero, l'oncle Méro que je n'ai jamais vu mais dont la famille avait érigé en sainteté la nonchalence et l'oisiveté. Je crois bien, qu'éternel valétudinaire, il ne travailla jamais.
Carmen acheta pour sa soeur et ses enfants, mon père et mes deux tantes, un bel appartement neuf en plein coeur de Chambery quartier résidentiel de Madrid.
Calle garcia de Paredes, là où j'ai mes souvenirs de petite enfance.
Mais d'où venait à Carmen une telle aisance ?
Eh bien, mais chut, ma grand'tante d'apparence si respectable et qui possédait un immeuble à Malaga rentabilisait son bien en louant des petits appartements à des "dames" célibataires qui pouvaient recevoir des messieurs .
J'imagine la courée vibrionnante de ces dames oisives avant que le respectable bourgeois ne vienne ,entre négoces et dîner à la maison, passer quelques instants avec l'élue de son coeur.
Oh, Carmen n'avait rien à voir avec une "maquerelle" classique, elle se contentait de pourvoir en logement des dames accueillantes et encaissait les loyers, mais, en cette Espagne si corsetée, la maison empestait le souffre.
Célibataire, certainement vierge, Carmen était éprise d'elle, elle adorait le déguisement et ses choix allaient de la sémillante espagnole à la langoureuse odalisque, lors de ses rêves de bourgeoise encanaillée, jusqu'aux identifications à la Sainte Vierge dans ses moments de mysticisme.
Ces photographies, resurgies après un si long oubli m'ont singulièrement ému.
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Destin d'une femme qui compta tant pour mon père et désormais totalement oubliée.
La dernière trace que j'ai d'elle date de 1953, elle y annonçait le décès de son frère, et, impénitente coquette, se croyant encore belle, y joignait une photographie d'elle où son regard scrute crânement le futur, les cheveux lâchés. Inconvenante et impériale.
Je ne sais quand elle mourut.
Plus personne ne peut me le dire ; ainsi se dissolvent les vies dans les tribulations des voyages, les secrets de famille et les enlisements des souvenirs.
Jusqu'à ce qu'une autre disparition récente ouvre la boîte des vieux parfums de mémoires éteintes et me dise que je ne sais pas qui était Carmen.
Retourne dans ta boîte, Carmen, tu reviendras bien un jour poser ton énigme à... à qui au juste ?
Après moi...
A qui ?