Que sont devenues les fleurs...
... du temps qui passe,
Que sont devenues les fleurs du temps passé ?
Petit calendrier, suranné et délicieusement mièvre, révélateur de cette retenue en apparence innocente des jeunes filles de la "bonne société" dont les rêves dépassaient de beaucoup le rôle et la place que leur assignait une société bourgeoise, encore pour un peu de temps, à son apogée.
1894, peut-être m'appelais-je Eliane, prénom encore original dont la musique languide annonce les grâces ployantes d'un "Art Nouveau" près de naître.
Peut-être encore, me prénommais-je, classiquement Berthe ou Odette, ou tout simplement Marie.
Ce premier jour de janvier, tu m'as été donné pour étrennes, j'ai encore douze ans et je sais bien broder, mes yeux s'arrêtent sur cette page où trois futurs mois s'ouvrent mystérieux et pleins de ces promesses inavouables si je ne veux pas être taxée de rêveuse ; "rêveuse" l'antichambre de la paresse et partant de toutes les distractions qui mènent au vice.
Mais qu'y puis-je moi de désirer plus que la modestie qu'on m'impose.
Ah, vivement que je puisse remiser les jupes courtes pour, comme maman, d'un geste infiniment gracieux, retenir de ma main gauche portée vers l'arrière la traîne de ma robe pour monter les escaliers.
Et cette natte ridicule qui balaie mon dos, que j'ai donc hâte de pouvoir la tordre en un petit chignon pointu sur le sommet de la coiffure, paré pour les grandes occasions d'une aigrette de pierreries.
Et pouvoir rire avec désinvolture, la gorge rejetée en arrière, en autant d'éclats assassins, devant une cohorte de galants éplorés.
Et porter, en ville, ces cols baleinés néo-renaissance offrant comme sur un présentoir de linge fin mon joli visage aux yeux mi-clos, et, le soir par-dessus les manches "gigot" exagérément bouffantes étaler le velours et les dentelles d'un col gigantesque comme celui arboré par Madame ma tante Elise sur son portrait par ce fameux peintre de Tours Debat-Ponsan dont toute la société raffole.
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Mais pour l'instant, penchée sur mon tambourin, je m'applique au point chaînette sous l'oeil vigilant de maman et le regard dévorant d'amour de ma petite chienne Folette.
Je tourne la page et s'ouvre un nouveau bouquet de trois mois, qu'apportera l'enlacement de ce printemps et de ce début d'été ?
Je vis d'avance, et avec délices, le déménagement de la famille dans notre propriété du Croisic où la discipline se relâche quelque peu, maman sous ses mousselines blanches portera un corset plus lâche que ceux de Paris, nos ombrelles et de longs voiles blancs empêcheront les ardeurs du soleil de gâter notre teint. Nous détournerons la tête avec le dédain de circonstance obligé de ces jeunes femmes "sportives" qui, en grandes culottes bouffantes, enfourchent leur vélocipède avec une désinvolture de mauvais aloi.
Evidemment, un frisson de fleur d'interdit parcourra mon échine et dois-je avouer n'en éprouver aucune honte ?
Mais je ne sais pas encore que le quatre avril une explosion terrifiante dûe aux agissements des "anarchistes" justifiera l'adoption par le gouvernement des "lois scélérates".
Le vingt-cinq juin, ces mêmes anarchistes assassineront le Président de la République, Monsieur Sadi-Carnot. Mais cela je ne le sais encore et je pense aux boutons de rose ainsi qu'au parfum des lilas.
Et surtout, surtout, le dix-neuf juillet, j'aurai treize ans, peut-être aurai-je ma première robe longue...
Pour l'occasion, papa viendra nous rejoindre pour quatre ou cinq jours, les affaires ne lui permettent pas de goûter plus longtemps au repos familial ; en y pensant, les yeux de maman s'embuent, j'ai entendu une altercation feutrée au sujet d'une certaine Olympe, et maman a beaucoup pleuré tandis que papa la toisait avec un sourire suffisant et quelque peu cruel aux lèvres.
Quelques jours plus tard j'ai demandé à maman pourquoi on ne m'avait pas baptisée Olympe, c'est si beau ; nerveuse, maman m'a dit qu'un tel prénom était prétentieux et vulgaire.
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Je tourne encore une page et l'été déjà meurt en automne.
Je n'ai pas eu ma première robe longue, attendons l'hiver. Peut-être. Pour l'heure ce ne serait pas tout à fait convenable.
Dès le premier jour de septembre nous rentrerons à Paris et bientôt s'ouvrira la nouvelle saison, je pourrai assister, en me faisant toute petite et sans me montrer, à l'arrivée du monde en notre salon brillamment éclairé, les habits noirs des hommes servent la splendeur colorée des toilettes de leurs épouses.
En septembre l'affaire Dreyfuss divisera les français en deux camps ennemis jusque dans les familles même les plus unies.
Debat-Ponsan suivra Zola dans son engagement en faveur d'Alfred Dreyfuss, la bonne société lui tournera les talons et il se reconvertira dans les scènes rurales excellant dans le rendu des vaches.
Le vingt-six novembre tous les fastes de la vieille Russie éclabousseront l'Europe à l'occasion du mariage du Tsar Nicolas II avec Alexandra de Hesse-Darmstadt. On leur prévoit un long règne prospère...
En décembre, le vingt-deux exactement, Dreyfuss sera déclaré coupable.
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1894, encore six ans pour changer de siècle, j'aurais dix-neuf ans, serai sûrement mariée à un Prince-Charmant, à moins que les convenances ne trahissent encore mon rêve, mais cela je ne veux même pas y penser.
Je sais que le vingtième siècle sera celui du progrès et de la civilisation, je sais qu'on ne verra plus les horreurs du canon ensanglanter villes et campagnes.
C'est d'une bottine vernie au joli talon-bobine que j'entrerai en ce siècle si prometteur.
1894, c'est si loin, si loin, je ne sais plus si je m'appelais Eliane, ou encore Berthe ou bien Odette ou peut-être même Marie, je sais que cette année-là s'ouvrit avec un bouquet d'églantines et je refusais alors de croire que tant de délicatesse puisse recéler tant d'épines cruelles.
Je ne sais plus qui j'étais, le temps efface les souvenirs réputés pourtant inoubliables.
Même mon calendrier, exhumé des tiroirs de famille, ne se souvient plus de moi...
Que sont devenues les fleurs du temps qui passe,
Que sont devenues les fleurs du temps passé ?