Confins
Charmes en l'Angle, au creux de sa forêt de charmes, mollement alangui dans sa vallée du Blaiseron voit les temps s'écouler sans qu'aucun changement ne vienne altérer sa quiétude.
Charmes est une bulle hors du temps, enfin du moins jusqu'à ce que cet incongru alignement d'éoliennes ne vienne barrer son horizon du levant dans un remarquable exercice de pollution visuelle.
Mais bon, payons avec dédain notre tribut aux temps modernes, même si la notion de progrès concernant ces grands rapaces égratigneurs de paysages reste contestée.
Arrentières à quinze kilomètres de Charmes produit les derniers vins de champagne et, Lifoll, capitable européenne du meuble, dit-on là-bas, distante de seulement quatre-vingts kilomètres est déja situé dans les Vosges.
Ma demeure est donc située aux confins de deux provinces, là où le pays des bulles des fêtes s'aprête à flirter avec le mystère des obscures forêts.
Bien sûr, de nombreuses excursions émaillent nos séjours carpiniens, nombreuses sont les villes et les sites pullulent, mais aujourd'hui, parce que l'écho de ces visites est encore vivant, voici trois lieux différents qui ont enchanté nos heures.
Vignory
Le gros bourg où le donjon des comtes de Vignory, enchemisé de bois pour restauration ou sécurité, domine le village est une agglomération ancrée dans son histoire qui y a laissé des traces remarquables, les unes majeures, les autres attachantes en tant que témoins d'un monde révolu mais encore vibrant.
Les heurtoirs des anciennes demeures patriciennes taisent obstinément les secrets de famille ; le lavoir, élégant bâtiment du dix-neuvième siècle, temple de tous les commérages, résonne encore de l'agonie et de la mise à mort des réputations sacrifiées sur l'autel des conformimes provinciaux et à un jet de pierre, la délicate grammaire du style de la Renaissance s'estompe peu à peu sur certaine façade usée par les siècles.
L'église est remarquable en ce qu'elle est l'un des premiers témoignages de style roman, les premières mentions remontent à 1032 à l'époque de Gui 1e, Seigneur de Vignory, édifia la nef et les bas-côtés ; son fils Roger dota le monument, vers 1050, d'un magnifique choeur avec déambulatoire d'où s'ouvrent les chapelles rayonnantes; le clocher, lui, date du milieu du douzième siècle.
La façade et les deux premières travées de la nef ont été bâties "à la Viollet le Duc" du même style roman lors d'une campagne de rénovation entre 1846 et 1863, au gran dam des ajouts gothiques jugés incompatibles avec la "pureté" de l'ensemble.
Si les structures gothiques et Renaissance ont disparu, il subsiste cependant de nombreux vestiges sculptés, statuaire en ronde bosse ou hauts reliefs ainsi que quelques broderies caressant la pierre à la manière d'un seizième siècle qui rappelle curieusement l'art plateresque de Salamanca.
Ledit retable renaissance supporte un pathétique Christ aux outrages qui nous dit que la Bourgogne non plus n'est pas lointaine, l'expression d'intense souffrance résignée ainsi que les drapés du manteau de Marie et les plis de la robe de Saint Jean sont ceux du quinzième siècle mûr ; sur un autre autel le costume de la donatrice permet une datation incontestable des années 1470-80, et, de part et d'autre d'un rétable doré baroque un Saint Hubert d'environ 1530 fait face à un cerf étrange émergeant du mur dans un saisissant semi haut-relief .
Nombreux sont les autres vestiges que je ne saurais trop vous exhorter à aller contempler sur place et qui nous font regretter amèrement les disparitions volontaires au nom de la sacro-sainte notion d'unité de style si chère à un certain dix-neuvième siècle.
La Source Bleue
A Villiers-sur-Marne, localité perdue au fil d'un canal, est un restaurant qui est bien plus qu'un lieu où l'on mange.
Un demi-queue muet mais terriblement présent vous accueille dans le vestibule de cette maison de famille que François, l'un des fils a transformé en restaurant ; sa femme, la pétulante Nathalie accueille comme une maîtresse de maison et fait valoir avec une verve poétique la cuisine de son chef de mari.
De surcroît ,effectivement succulents, les plats se donnent des allures d'oeuvres d'art comme en témoigne ce foie gras à l'onctuosité poignardée d'un impitoyable triangle croquant.
Ingérer Miro, quel luxe...
Souce Bleue, pourquoi ? eh bien parce que, dans la propriété, une pièce d'eau peuplée de truites et esturgeons sourd d'une résurgence d'un bleu d'azur qui n'a pas à remercier un ciel plutôt instable qui l'aurait élu comme miroir.
Le bleu est dû à la nature du sol, riche en cuivre ; de cette source partent aussi de longues et étroites galeries qui font le bonheur des spéléologues, à leurs risques et périls.
Voyez cette eau naissante, elle est si transparente qu'on penserait, si elle n'était aussi froide, y avoir pied, eh bien non, la profondeur ici est d'au moins sept mètres.
Nathalie, soucieuse d'harmonie, ne met pas de poésie qu'en ses paroles, elle prend soin aussi de faire danser avec grâce sur le sol de son royaume ces malicieuses pantoufles fleuries d'elfe que n'aurait pas désavouées Perrault.
Le bistro de l'improbable
A Arnancourt, avant d'arriver au village et après quelques zig-zags de route ondoyant au milieu d'une bucolique campagne à damner Rousseau, attend une surprise de taille, Le "Domaine de l'île Maurice".
Nous avons découvert ce bistro de nulle part il n'y a guère, et, depuis, nous en sommes devenus des aficionados ; pour trois francs six sous on s'abreuve d'un petit champagne, certes un peu rapeux mais auquel on pardonnerait même s'il était vinaigre tant le cadre est surprenant.
Des brûlures d'estomac dans ces conditions sont un risque consenti de bon coeur en remerciement au charme des lieux.
La clientèle, quasi exclusivement masculine, s'habitue très vite à nos amies quelque peu incongrues dans cet univers rustique et viril.
Chapeaux mis à part, les habitués rappellent, sans aucune supputation abusive de ma part, les dégaines de Brokeback Mountain ; tout le monde a accueilli avec un sympathique détachement les citadins que nous sommes, et, depuis, ils s'habituent à mes chapelets de lazzis proférés à voix plus que haute et mes tonitruants éclats de rire.
La bâtisse, un immense hangar en préfabriqué, se dresse au bout d'un chemin d'arbustes fleuris, et, les eaux de l'étang, où se déroulaient avant les normes draconiennes de sécurité, des joutes nautiques, sont sillonées par la nonchalence indifférente des palmipèdes.
Mais chaque lieu, pour aussi simple soit-il recèle ses atypiques et excentriques aristocrates, ainsi le labrador d'Hélène qui, tandis que sa maîtresse préside avec maestria aux destinées du bar, trouve sa délicatesse indigne du sol de l'auberge et ne consent à se laisser aller au repos que dans le confort moelleux de l'automobile.
Voici donc trois sourires d'une de mes terres d'élection...