Fin de cycles en neuf tableaux
Depuis le mois de mai les persiennes de la grande maison n'avaient pas été refermées, hier, en début d'après-midi, avant de quitter Charmes, le cérémonial d'hiver s'est déroulé.
Cœur flottant, départ presque furtif, comme une esquive.
Ne pas dire au revoir pour nier les adieux, faire comme si l'attitude pouvait conjurer ce qui est.
Ou ce qui ne sera plus pour trois longues semaines ; après une brève halte à Paris, retour à Marrakech jusqu'à l'aube de décembre et, au retour,le 7, Charmes sera installée dans l'hiver.
Les frondaisons ont fini par céder aux premières gelées ; bravache et insolent, brillant de tous ses ors éphémères, le genko-biloba se mue enfin en arbre aux mille écus.
Mais reste humble, arbre venu d'ailleurs et des temps très anciens, déjà l'herbe à tes pieds commence à s'éclairer de tes feuilles mono-pédonculées, de tes sequins qui pour vouloir imiter l'or n'en commencent pas moins à se piquer de fatales marcescences.
Bientôt, comme le calice altier de ton voisin le grand frêne, l'étang ne reflètera plus que la symétrie de ton squelette.
Les ombres s'étirent en stries contrastées qui annoncent la saison froide, les bottes, désormais nécessaires pour parcourir les étendues détrempées par le réchauffement des givres se constellent de feuilles mortes qui, orphelines de leurs branches, se collent à un nouveau support, comme si de se rattacher à quelque chose devait retarder leur fin.
Sous certains angles, là où le soleil plonge dans le liquide aux glauques profondeurs, l'étang, inquiétant s'anime de reflets étranges, on sent le frôlement des ailes des elfes, ce ne sont pas les trajectoires des poissons envasés qui gêneront leurs volettements. Lueurs de maléfices, réminiscences ataviques de nos cauchemars d'enfant, je pense à certaine mare au diable.
Un autre changement m'attriste qui n'a rien à voir avec la saison, c'est la modification du paysage à l'est du terrain, vers cette croupe où mène le chemin de la source.
J'aimais, au petit matin poudreux des premiers rayons, embrasser du regard cette échappée vierge où il me plaisait à me dire que d'autres yeux, cent ou deux cents ans avant, se charmaient de la même campagne ; or, il n'y a guère, un hangar incongru a été érigé qui injurie le paysage et, comme pour porter le coup fatal, l'activité humaine a doté la crête de trois éoliennes...
Côté façade un énorme pylône électrique s'inscrivait déjà dans la ligne de fuite, maintenant, côté étang, Dame EDF avec son souci de l'environnement bien reconnu, nous fait un autre présent ; contrairement à ceux de la nature, ces cycles, eux, s'installent dans la pérennité.
Et les feuilles, de plus en plus nombreuses, esquifs ténus des voyages sans retour, viennent noyer leurs agonies dans le miroir plan de l'étang ; quelques bulles de putrescence viennent éclater à la surface qui disent les transformations de la matière.
Le Pavillon des Thés, inchauffable, a été dépouillé de toutes ses fragilités textiles ou de papier, il est rangé, il attend le renouveau ; la barque est remisée et le mobilier de jardin aussi.
Narquoise, la lune nous fait un clin d'œil par dessus les pots à feu du grand portail des communs comme si elle voulait précipiter la nuit. Belle et Chitan, derrière les grilles de leur enclos s'attristent du rétrécissement de leur espace et pressentent avec désolation notre départ.
Je les ai régalés d'une dernière soupe riche en viandes, comme ils les aiment...