Allemagnes : blessures et renaissances.
Dix jours en Allemagne de l'est, de Berlin à Dresde et retour à Berlin par d'inoubliables divagations nommées Leipzig, Meissen, Wittemberg et Postdam.
Dix jours de splendeurs miraculées ou disparues à jamais, de chefs d'œuvre réduits en tas de pierre par la folie des hommes et reconstruits minutieusement, fidèlement, pieusement par la patience des hommes.
Carrefour de toutes les barbaries et de tous les raffinements.
Vers les Allemagnes ont convergé en ce siècle dernier toutes les pulsions de mort et d'elles, aussi, est venue la négation des damnations, le manifeste que la vie peut triompher. Le phénix renaît de ses cendres et les cicatrices de ses blessures ajoutent à l'émotion du miracle.
Certains monuments comme l'église de la Kaiser-Wilhem-gedächtniskirche sont volontairement conservés à l'état de ruine stabilisée, pour le souvenir, comme un geste apothropaïque contre une nouvelle vague de fureur ; d'autres comme le Reichstag ont été relevés mais projetés dans notre siècle par une audace architecturale comme cette coupole. L'effet est heureux, l'architecte ayant eu l'élégance de mettre en harmonie sa création avec le classicisme de l'édifice.
La spirale intérieure du globe diffracte à l'infini le va et vient des visiteurs en un joyeux kaléidoscope.
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A Dresde, inutilement détruite par les bombardements alliés (tout comme Postdam au demeurant, par pure volonté de démonstration de force), la frauenkirche a été entièrement reconstruite intérieur comme extérieur.
Les pierres anciennes re-situées à leur place exacte à l'aide d'un programme informatique crient la violence des flammes par le noir définitif qui les a envahies à coeur ; les putti peuplant les nuées baroques illuminent de nouveau de leur joie éclatante l'espace théâtral de cet édifice si peu sacré et tellement ostentatoire.
Sont-ce ces destructions dévoreuses du souvenir qui ont donné aux Allemands ce goût du passé et de ses traditions mêlé à une trépidante projection vers l'avenir ?
Désuète et avant-gardiste la ville de Berlin, intelligente et effrontée, mêle les genres.
Survolant les corniches des bâtiments classiques les aigles impériaux clament avec détermination la gloire de l'Empire, et, à un jet de pierre un invraisemblable squat, dans un improbable quartier alternatif propose les productions des génies de la récupération qui l'habitent.
Il arrive également, qu'au milieu de la circulation infernale, un carrosse à six chevaux empanachés mette en danger par les trépidations de ses roues sur les pavés l'édifice capillaire de deux marquises souriantes sous l'œil impassible des valets en livrée, et, si de tonitruantes fêtes de la bière font danser jeunes et moins jeunes au son des vieilles musiques populaires, des portiers impeccables accueillent la clientèle fortunée des palaces les plus chics.
Le passé récent, également, hante l'esprit des Allemands, une étrange nostalgie du régime communiste sévit comme une assuétude à un doux venin, c'est l'ostalgie ; il faut avouer que l'on y succombe facilement, et faisant fi de la réalité de ce régime d'oppression et de peur entretenue, (les visières glacées de la stasi se vendent comme des petits pains), on rêve d'un monde figé dans les alignements implacables et monumentaux de ses façades froides et la fameuse librairie Karl Marx, en cours de déménagement, vous renvoie immédiatement au si justement célèbre film "La vie des autres".
Comme un monde rêvé où "tout aurait été à sa juste place" à jamais.
Telle vitrine de Dresde cultive encore l'aspect de la pénurie.
Les communistes avaient, par haine des Hohenzollern, détruit le palais impérial de Berlin pour combler l'immense espace par un colossal "Palais du Peuple", après la chute du Mur l'édifice est resté en sursis, et, sages, les Berlinois ont abattu l'édifice en gardant toutefois les cages d'escaliers qui serviront de support à un futuriste centre culturel. De l'art du compromis.
Et la gamme des contrastes de ce pays semble inépuisable, les casques guerriers de ce musée de l'avenue Unter den linden sont aussi présents que les grâces maniérées de telle statue du Zwinger de Dresde et leur raideur martiale est moquée par ce mutin putti de Moritzburg dont la zigounette fait les délices d'un reptile pas si terrible que ça.
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Un goût affirmé pour la musique unit les lands, baroque ou romantique elle imprègne tous les lieux, elle accompagne souvent les repas dans les restaurants même les plus modestes.
Un merveilleux présent nous a été offert par la ville de Leipzig, où, lorsque nous nous recueillions devant la tombe de J-S Bach, les orgues se sont mis à vrombir sous les hautes voûtes gothiques de la Thomaskirche tandis qu'une voix féminine, à la frontière du réel, s'élevait soudainement et remplissait l'espace. C'était une répétition inattendue et l'émotion fut forte.
Leipzig nous réservait aussi l'étonnement des chapiteaux palmiformes de la radieuse Nikolaikirche que l'austérité romane de son extérieur ne laisse pas présager.
Si le style baroque détermine toutes les manifestations artistiques du dix-septième siècle, la grâce et la joie de vivre du rococo disent avec prolixité l'influence de la France au siècle suivant.
A Postdam le château de Sans Souci s'élève au dessus des terrasses plantées de vignes dans un aristocratique flirt entre campagne et architectures de rêve, l'enchantement se prolonge par la luxuriance extravagante du pavillon chinois pour s'échouer en vagues assagies au Château Neuf qui tourne le dos à la nouvelle tendance néo-classique pour prolonger les grâces évanescentes de la ligne courbe ; son reflet sur une lanterne lui donne la fragilité d'une bulle de savon nous rappelant soudain que tout est appelé à disparaitre.
Et les rythmes de vie aussi, parallèles et contrastés, modulent les vagabondages dans les rues des cités.
A l'attente fatiguée de cette dame de Wittemberg s'oppose la frénésie du marathon qui se déroule en cette dernière journée berlinoise.
Je suis surpris, moi si rétif à tout esprit d'embrigadement, de me sentir tellement ému par cette manifestation ; les participants hommes et femmes de tout âge, même très avancé, se succèdent à des allures diverses près de la ligne d'arrivée, de multiples facettes de l'esprit humain se peignent sur les visages altérés par la fatigue, la joie d'arriver, la déception d'arriver plus tard qu'on ne l'avait prévu et aussi l'esprit d'entraide qui se manifeste par la main de ce jeune homme qui soutient et pousse discrètement ce monsieur plus âgé et au bord de la syncope ; la musique et le délire de la foule me font venir les larmes aux yeux, et il me vient à l'esprit, comme une évidence, à quel point l'esprit de résistance est fragile, combien l'autonomie et l'individu peuvent se dissoudre dans des consensus fabriqués, dans des émotions collectives savamment orchestrées, grands messes des stades ou des concerts, mais aussi vibrants défilés de tous les régimes totalitaires.
Il est tard, nous allons chercher nos bagages à l'hôtel et la vitrine du grand magasin Ka De We nous livre une des dernières surprises de ce pays décidément si particulier : Halloween approche, j'avais oublié cette manifestation importée et idiotement mercantile.
Loin de la convention des citrouilles et autres sorcières de pacotille, Berlin sait donner de l'exception à la banalité : Plongé dans des lueurs sulfureuses gît le corps d'une femme en robe du soir. La dame est certainement dans un coma éthylique si l'on en croit les bouteilles au sol. Dans un abandon étudié, son corps inanimé invite à une profanation du cadavre, et ce ne sont pas les corbeaux qui déjà s'attaquent à la dépouille exangue qui soutiendront le contraire.
Surprenant cérémonial d'une esthétique érotique de la mort...