Maisons, leurs temps, mes obsessions.
Les livres en cours sur une table du salon, la tasse de thé refroidie depuis longtemps abandonnée là et le chandail d'hier soir jeté sur les épaules lorsque le soir fraîchissait, reposant encore sur le dossier du fauteuil.
Charmants tableaux intimistes où les désordres du temps qui s'écoule sont rythmés par les accessoires de nos quotidiens.
Petits cailloux-témoins de nos multiples itinéraires dans les lieux habités.
Tout cela me ravit, mais chez les autres, car en ce qui me concerne mon goût de l'ordre frise l'obsession, et ce, depuis mon adolescence où il m'était impossible d'apprendre une leçon ou de faire un devoir dans une chambre qui ne soit parfaitement rangée.
Combien de fois ne m'a t'on pas demandé devant mon bureau où ne traînait aucun dossier, hormis celui que je traitais : "tu pars en rendez-vous, Henri-Pierre ?"
Oui, le laisser-aller dans mes lieux m'est physiquement douloureux ; j'ai besoin d'ordre et le moindre bibelot déplacé me fait injure dès que j'entre dans la pièce.
Souvent je me suis posé la question de savoir, pour utiliser le néologisme actuel si je n'étais pas victime d'un TOC.
Première hypothèse : mon caractère cyclothymique pour ne pas dire fantasque a besoin de jalons, de repères statiques pour compenser les bouillonements internes.
Autre possibilité : La confusion de ma pensée, jamais linéaire, jamais satisfaite mais toujours en quête, c'est à dire réellement dé-rangée ne trouverait un semblant d'équilibre que dans un environnement rangé ?
Je ne sais, mais depuis ce matin, seul dans la grande maison, je parcours les pièces me repaissant du calme ordonnancement de chaque recoin. Bien sûr, Chitan et Belle, toujours sur mes talons, m'obligent à chaque passage à redresser les tapis.
Mais bon, tout est en place et je peux commencer à vaquer aux diverses occupations de la journée.
Baudelaire me chante à l'oreille ce vers quelque peu purgé ; "Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté" ( on ne peut tout de même tout demander en même temps).
En revanche, l'idée d'une restauration dans une maison ancienne, et je ne saurais vivre dans une maison sans histoire, m'est toujours un véritable cas de conscience ; une maison a une âme, on peut toujours faire mieux, plus rationnel, plus confortable, plus "propre", mais c'est aussi très vite que l'on éradique l'âme d'une maison.
Il s'établit entre les murs et nous d'incessants dialogues.
Que j'ai eu du mal à changer ces rideaux rouges qui me rappelaaient Barbey d'Aurevilly et dont la déchirure faisait une étoile de lumière dans la pénombre du tissu tiré pendant les siestes de l'été. Mais seul Dieu sait le nombre de cadavres de mouches et de poussières fossilisées qui constellaient ses plis fanés et cuits par une longue suite de soleils.
Telle balafre du papier peint est le contour de la carte d'un continent inconnu, l'éclat de cette dalle du sol figure la silhouette d'une châtelaine en coiffure "à cornes", la fissure de tel plafond évoque la pesante langueur d'une vache allongée en son pré et les fibres éclatées de cette latte du parquet est un monstre à la cruauté menaçante domestiquée à force d'être regardée.
Les cicatrices des maisons sont des images fidèles, des compagnes de tous les jours, bien plus vivantes que les visions fugaces et protéiformes que nous dispensent les nuages.
Tel autre lustre irrévérencieux est lorgné quasiment à chaque passage : sa sphère de cristal bouleverse le monde à sa manière et me restitue la figure de Marie-Antoinette cul par dessus tête.
Mais les rythmes se succèdent et l'été touche à sa fin, je profite des dernières occasions de boire un café dehors, et je constate que le vert des plus hautes branches du grand frêne près de la maison est déjà compromis, même s'il laisse encore entrevoir le bleu en sursis d'un ciel de fin de "belle saison".
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Vendredi je quitterai Charmes, le soir même un train de nuit m'amènera jusqu'à Berlin et Dresde pour une dizaine de jours, alors je m'apprête à quitter ma chère demeure, je ne pense pas m'y réinstaller fin septembre, l'automne s'annonce précoce et je ne puis me permettre le luxe de chauffer le navire pour moi tout seul ; en novembre je retrouverai mes chers étudiants. Ma campagne redeviendra la maison des week-ends, le cycle de la "mauvaise saison" se rapproche.
Alors j'anticipe mes nostalgies aux diffuses luminescences des bougies répondant aux lueurs des lustres mis en sourdine.
Hier j'ai arrêté ma production de kéfir . Depuis mon passage à Nantes où l'amitié me transmit le ferment nécessaire à l'élaboration de ce délicieux rafraîchissement il ne se passait pas de jour sans que j'en fasse au moins une bouteille.
Le produit, au réfrigérateur, attend la nouvelle saison chaude pour se remettre en activité ; c'est le coeur serré que l'ai mis en hibernation.
Ce fut un bel été...