Gothique tardif
Depuis toujours, j'ai une prédilection certaine pour les périodes de transition, et, dans ces mondes qui basculent, celui qui s'efface m'émeut plus que celui qui s'impose.
Goût des causes perdues inhérentes à une tournure d'esprit teintée de nostalgie ?
Peut-être, et c'est là la vision poétique.
Conviction que sous les ruptures apparentes, ces mutations recèlent en fait des courroies de transmission et que le monde qui va naître affleure sous celui qui meurt ?
Certainement, et c'est là la vision historique.
Sûrement aussi la certitude que les victoires et les triomphes qui s'imposent dans tout leur éclat sont moins complexes et raffinés que les cultures qui atteignent, dans le temps qui précède leur chute, l'acmé de leur expression.
C'est là ma lecture personnelle.
Entrer dans le néant au son des violes qui ignorent les fracas des trompettes et des tambours, danser au bord du gouffre, faire bruire les soies et les taffetas bientôt, peut-être, fleuris de sang.
Faisons l'impasse sur le poncif de la Rome décadente où les sybarites voluptueux et affaiblis succombèrent sous l'énergie virile des barbares. Clichés réducteurs.
Posons, en revanche, nos yeux sur l'Athènes classique qui s'ouvre aux sirènes de l'Orient, l'austère et sculptural péplos cède peu à peu devant la séduction frémissante du khiton Ionien.
La Macédoine et plus tard Rome auront raison de ces délicatesses.
La fin du dix-huitième siècle, en France, affirme un retour au classique, le néo-classicisme, en architecture et en arts décoratifs alors que les vêtements rococo commencent à sembler presque incongrus sur cette toile de fond de colonnes doriques, de candélabres et de muses "à l'antique".
Les modes s'épurent, les falbalas et les paniers démesurés sont remplacés par des lignes de plus en plus droites et souples.
La très délicate référence à Athènes de cette veille de la Révolution fera place après les convulsions de l'histoire à la lourdeur romaine de l'Empire.
Une des périodes qui me semble illustrer ces considérations est l'époque du gothique tardif de la fin du XIVe et du XVe siècles, années qui précèdent la Renaissance.
Le vieux monde médiéval s'étiole, nous passons des références mystiques et du code de l'honneur à l'art profane et au code du mérite.
La chevalerie va céder le pas au monde des marchands.
Les courants protestants et les bourgeois émergeants s'en chargent. Don Quichotte ne s'en remettra jamais.
En architecture le "gothique perpendiculaire", classique et rationnel se tord sous le vent de la fin en remplages en ventricules et mouchettes, la pure ogive s'assouplit en gâbles ornés de végétations folles.
Si les chevaliers perdent leur pouvoir, qu'à cela ne tienne, les cours d'amour chantent les dames qui ornent leurs vêtements des signes héraldiques lisibles seulement pour les initiés. Les armes quittent les boucliers guerriers et viennent orner dans une grammaire quintessenciée les traînes des nobles Dames.
L'art qui fleurit à paris et en Flandre, aussi en Avignon illustre à merveille les désarrois de cette civilisation mourante.
Car sous les notes des luths une sourde angoisse étreint les âmes.
Danses macabres et roues de la Fortune prônent la vacuité de la puissance et de la gloire.
Le parement de Narbonne, dessin sur samit de la deuxième moitié du quinzième siècle est anonyme, il fut commandé par Charles v et il nous intéresse par l'élégance maniériste qui abolit le drame mais se noie de tristesse. La longue main de la Vierge, aristocratique et immatérielle a un pouvoir de fascination inouï.
La pietà de Villeneuve-lès-Avignon est tout à fait représentative de cette vision humanisée des figurations religieuses, le fond abstrait concentre l'attention sur le drame des visages, le corps de Christ n'a rien de glorieux, rigidifié qu'il est par la mort.
Saint Jean, beau et fermé dans sa douleur est presque aussi intense que Marie quasiment pâmée.
Le Christ est vraiment homme, le Diaes irae roman est bien enfui des esprits.
Ce chef d'oeuvre conservé au louvre est dû au talent d'Enguerrand Quarton et fut peint en 1453-54
Les Vierges hiératiques jusqu'au XIIe siècle, souplement hanchées aux siècles suivant ne produisent plus systématiquement le Divin Enfant, c'est à présent une vierge de compassion qui ouvre de ses mains son manteau sous lequel une population hantée par la peur du mal et de la souffrance trouve refuge.
Les gisants des tombeaux sont soutenus par des deuillants encapuchonnés comme cet exemple proposé, le tombeau de Philippe Pot, Grand Sénéchal de Bourgogne. C'est une oeuvre anonyme exécutée entre 1477 et 1483 qui met l'accent sur l'immense douleur exprimée par les plis d'amertume des bouches d'où se dégage une infinie tristesse.
En même temps des vocations plus aventureuses et déja cosmopolites construisent un nouveau monde, le couple italien des Arnolfini s'installe en Flandre pour asseoir sa fortune dûe au négoce.
Van Eyck a représenté ces richissimes marchands dans l'opulence sereine de leur intérieur ; ils ont adopté, opportunistes, les modes vestimentaires de leur pays d'accueil.
Les temps changent.