Glissements
Heures creuses dit'on ?
Mes heures vides sont les plus pleines.
Se libérer du contingent, du nécessaire et laisser les envols de l'esprit se couler, caresser, se cogner, s'élever et retomber dans des apesanteurs vertigineuses.
Sieste d'hier dans le bureau, les souffle cadencé des chiens module l'atmosphère.
Peu à peu la conscience baisse ses gardes et brouille en un sfumato onirique les caissons du plafond, les lourds plis des rideaux et les multiples sourires des photos encadrées.
Monsieur Tessier tond l'herbe sous mes fenêtres, à l'irritation succède une captation du vombrissement monocorde du moteur ; apprivoisé le ronronnement m'envahit, se fait doux et incantatoire, me berce et accompagne mon glissement vers d'autres rivages.
Il fait chaud, par la fenêtre ouverte un rouge-gorge froufroutant s'égare dans la pièce et ressort après s'être quelque peu cogné aux vitres.
Les gaines des piédroits de la cheminée s'hallucinent en sourires inquiétants.
Les pampilles du lustre s'irisent d'irréel plus vrai que la simple conscience du prisme de la lumière diffractée. Les livres qui se pressent aux rayonnages me narguent de tous les savoirs que je n'aurai jamais et me rassurent par toutes les promesses qu'ils recèlent.
Le monde entier me semble contenu dans les sensations, les perceptions émanant des atmosphères et des objets. Je disais il n'y a guère que les ailleurs deviennent des ici au cours des voyages inutiles, je me rends compte maintenant que les ici débordent d'ailleurs.
Je ne pense pas, mon esprit se suffit à lui même et nourrit ma féconde vacuité.
Ma main glisse, éprouve la douceur d'un pelage de velours. Je m'endors.
Pluies et fraîcheurs de l'août passé.
Une éclaircie, je vais, toujours flanqué des deux chiens, glisser ma vue sur les eaux troubles de l'étang des temps moroses. Un rayon de soleil fugitif fait scintiller un saut de carpe, mais soudain, la pluie, de nouveau, unit le ciel à la terre.
Je ne veux pas me lever, une force inerte me laisse vissé au banc et peu à peu ma chemise blanche devient transparente ; mes cheveux pleurent leur bonheur animal sur mon cou. Hiératiques comme des sphynx les animaux se parent de liquide chacun à sa manière, les longs poils de Belle se constellent de myriades de minuscules perles, Chitan au poil ras luit comme un bronze antique.
Ma raison essaie d'imposer l'incongruité de la situation à mon esprit gorgé de ces sensations fortuites.
Je résiste quelque peu, j'ai froid, je rentre.
Nuit de solitude et de tempête à Charmes.
Ne surtout pas fermer les volets, le lit de la chambre aux iris fait face à une fenêtre.
Transgression des vitres, dissolution de soi dans les éléments.
Se fracasser et se démembrer contre les troncs des arbres, retomber en éparpillements sauvages et éclatés jusqu'à ensemencer, habiter la terre entière.
S'amalgamer aux souffles et bruire dans les frondaisons caressantes.
Ouvrir la bouche et devenir engoulevent, se laisser pénétrer et porter par les rafales en communion avec la Nature. Etre partie de cette Nature.
Parfois je n'en peux plus de trop porter d'émotions, ma raison, impérieuse, me le dit.
En aucun cas je ne pourrai m'en décharger, me susurrent, lancinantes, mes heures creuses.
C' est à elles que je finis toujours par m'abandonner.